" Là... sous la sapinette ! "

Une nouvelle de Dominique Hilloulin

Une paire d'yeux scrutateurs, presque soupçonneux (D.R.)
Une paire d'yeux scrutateurs, presque soupçonneux (D.R.)

La voix parle à un dictaphone :

– « … traces d’arsenic, polonium 210… »

Je me demande bien qu’est-ce que je fous ici, confiné en milieu stérile ! À travers mon environnement plastifié, je distingue mal les silhouettes inconnues qui se penchent sur moi, s’estompent, reviennent, discutent entre elles. Comme cette paire d’yeux entourés d’une  Tchernobyl, à vingt centimètres de moi : regard fixe, scrutateur, presque soupçonneux. Odeur de labo.

L’homme poursuit :

– « …ozokérite…acide cyanhydrique ! »

De toute évidence, personne ici n’a la moindre intention de me toucher. En témoignent ces gants bleus qui me séparent de leurs doigts. De plus, mon état semble être grave, ou préoccupant, si je m’en tiens aux quelques bribes de phrases que je parviens à saisir : « Il y en avait partout ! », « … ramassé à la pince à sucre ! », « oui, brûlé sur tout le bas ».

De fait, bien que je ne localise pas encore de douleur particulière, je peux me rendre compte de certains dégâts grâce au miroir des lunettes qui, à nouveau, m’auscultent en détail : visage orangé, tâches rouge sang sur ma tête, cassure nette au niveau bas. Sans parler de mes vêtements déchirés, maculés, combustés.

Cependant, je ne parviens toujours pas à comprendre ce qu’on veut vraiment de moi. Encore moins pourquoi on m’a enlevé de force de ce coin tranquille où, depuis quelques temps, je commençais à prendre mes habitudes, dans le quartier Allright, à l’Ouest de la ville. Endroit calme, parc de résidence huppée, un abri un peu en retrait, près de la haie de Thuyas Atrovirens où jamais aucun personnel ne venait me déranger.

Pour tout vous dire, cet endroit privilégié me permettait d’admirer au quotidien celle qui, par le passé, m’avait tant consumé de son amour. Voilà ! C’est dit ! Betty Blue, épouse du maître des lieux, m’a longtemps emmené avec elle dans ses dîners mondains, rendu témoin de ses frasques, et même, une fois, fébrilement serré entre ses doigts soyeux ; sauf qu’un jour, après un dernier baiser de feu, elle m’a littéralement jeté !

Depuis, je me suis accommodé de mon existence dans ces lieux ; bien content de ne pas finir, comme certains autres, tragiquement, au caniveau.

Un objet, près de la haie, dans le jardin de l'ambassade (A. Tricon)
Un objet, près de la haie, dans le jardin de l'ambassade (A. Tricon)

Jusqu’à… cette fin d’après-midi où Betty, s’approchant de mon espace au bras d’un de ses amis, vint dissimuler un objet inhabituel près de la haie. L’homme, volubile, enjoué, l’y aida tout en lui taquinant le creux des reins. Puis ils repartirent vers leurs frivolités auprès des autres invités, dans le grand salon.

Plus tard dans la nuit, j’entendis des haussements de voix, des fracas d’objets. Succédèrent des hurlements de panique et des apostrophes violentes…

Quelques minutes passèrent.

Soudain, depuis mon bord de gazon, je vis Monsieur l’Ambassadeur accourir dans ma direction. Exsangue, vociférant à l’endroit de ses poursuivants, dévorés de haine, comme lui.

L’un d’entre eux, plongeant sa main dans la haie, tira. Monsieur Blue s’écroula net…à faible distance de moi !

Quand les différents services d’intervention ont fait irruption dans les jardins de l’Ambassade des États-Munis, un impressionnant déploiement de forces a aussitôt maillé l’espace, cadenassé les issues, quadrillé le ciel, lasérisé la nuit et les fourrés.

– « centimètre par centimètre ! », ai-je entendu ordonner par les musclés de la sécurité, « un chien dans chaque allée ! »

Et c’est ainsi que, dans l’ouragan de cette collecte d‘indices, la police scientifique m’a repéré, m’a isolé, et m’a affublé d’un panonceau jaune portant la mention PPRV 1 (première proximité par rapport à la victime).

Autant l’avouer, quand j’ai senti l’haleine galvanisée des renifleurs canins, suivie du pas de charge des godillots, j’ai pris un teint plutôt cendré, sous le puissant halo des lampes torches et le crépitement des appareils photos !

Mais, ce qui m’a le plus marqué, avant d’être transporté ici, c’est l’exclamation triomphante d’un enquêteur me désignant : « Là… sous la sapinette ! Écartez-vous ! Et passez-moi une pince ! »

Franchement, tout ce tintouin pour un simple mégot de Craven “A” qui a juste gardé sur lui les traces du dernier baiser de Betty !

Pas de quoi en faire un tabac !

 

Dominique Hilloulin