La sarabande des rues

« Prenez Versailles et mêlez-le à Anvers et vous avez Bordeaux », ainsi s’exprimait un grand amoureux de la ville, Victor Hugo.

 

Quand l’esprit vagabonde, il peut laisser libre cours à une étrange agitation dans les artères de la capitale girondine, des plus prestigieuses aux plus discrètes, à en réveiller la belle endormie.

 

Promenade insolite

C’est bien Édouard Philippe qui déambule rue Matignon ! Et voici Bruno Lemaire, le ministre de l’Économie, qui débouche place de la Bourse pour se rendre quai de la Monnaie. Donald Trump parade triomphalement rue Victoire américaine. Le maire de Pau, François Bayrou, investit la place Henri IV. Là-bas, Nicolas Sarkozy entame un jogging rue de la Course, plus étonnant le maréchal Lannes remonte la rue du Mulet. C’est la voix de Luis Mariano qu’on entend rue de Mexico, alors qu’Yves Montand erre nostalgiquement impasse Signoret. Mais que cherche Claude François place des Martyrs-de-la-résistance ?et ces éléphants du PS égarés rue Cornac !

Dans l’inconscient, surgissent de singulières images : un magasin de surgelés place Picard, un salon de coiffure rue du Tondu, un institut de sourds-muets rue Bavard, une boutique de portables rue Roger-Allo, des pompes funèbres rue des Vivants, un fabricant de clés plates place Saint-Pierre, une agence EDF allée des Frères-Lumière, un chef de rayon rue du Soleil. Ici, une Marie-Chantal pérore rue Sansas, et on organise une table ronde rue Chevalier quand un bébé voit le jour rue de Nuits.

 

Au fil des rues

La fièvre gagne le promeneur, il crève de chaleur rue des Étuves et décide de tirer une bordée rue Surcouf, de faire la bombe rue de l’Arsenal et la foire rue du Manège. Il roule sa caisse rue de l’Épargne, puis devant une nana rue Émile-Zola. Sa virée se poursuit avec l’achat de gauloises allée Vercingétorix et prise d’héroïne avenue Jeanne-d’Arc, il est saisi de vertige place Tourny, c’est la gueule de bois rue Charpentier. Le rêveur peste contre les tranchées cours de Verdun, manque de se casser le tibia rue Peyronnet et monte sur ses grands chevaux rue de Chantilly, sur ses ergots rue Lecoq. Piqué au vif impasse l’Hérisson, il aurait pu terminer au violon rue Ingres. Son périple continue, assorti de décevantes rencontres, des menteurs rue Fieffé, des faux-culs rue de la Franchise et des tartuffes rue Bigot. Remâchant sa rancœur rue Boudet, il ira tromper son ennui cours Barbey.

 

Le rêve passe

Soudain, surgie d’un halo irréel, la silhouette de Victor Hugo se dessine. C’est bien lui tel qu’il apparaissait dans les Poésies choisies de l’impénitent rêveur. Mais que penserait l’auteur des Misérables du Bordeaux d’aujourd’hui ? Car le port ayant disparu, la comparaison avec Anvers devient obsolète, reste Versailles, c’est déjà remarquable. Gageons qu’Hugo ne se risquerait pas avenue Thiers, celui dont Clemenceau disait : « Ce bourgeois cruel et borné qui s’enfonce sans broncher dans le sang. » Adolf serait-il un prénom prédestiné ? Du massacre de la Commune, Victor Hugo écrivit en 1871 L’Année terrible, il serait d’autant plus indigné de découvrir l’absence de rue Louise Michel à Bordeaux, Louise, cette héroïne de la Commune à qui il consacra le beau poème Vira major. Alors, le cœur serré, le grand écrivain s’en irait rue Esprit-des-Lois en hommage à Montesquieu, passerait rue du Pas-Saint-Georges, là ou naquit Mauriac avant de s’incliner devant le gisant de Montaigne, cours Pasteur, au Musée d’Aquitaine. Et puis s’éclipserait discrètement en empruntant… le cours Victor-Hugo. Rêve fantastique aux confins de la déraison !

 

 

Claude Mazhoud

Faut-il débaptiser l'avenue Thiers?( photo D. Sherwin -White)
Faut-il débaptiser l'avenue Thiers?( photo D. Sherwin -White)