La passagère

Une rencontre inattendue.

 

— Fane de Tram : Excusez-moi, je vous entends parler de La Miette, mais qui est-ce? Pourquoi ce nom, de qui parle-t-on exactement ?»

— L’employé de la voirie : Vous ne pouvez pas vous tromper, elle est toute petite et ratatinée. »

Peut-être faut-il attendre !

Un groupe scolaire anglais, mais sans uniforme, ce sont des vacances studieuses mais des vacances quand même, débarque sur le quai. Les garçons se taquinent et envahissent tout le trottoir. Impossible de repérer qui que ce soit. Le professeur agite un parapluie qu’il ouvre et ferme deux fois. C’est un signe. Les garçons se regroupent et la visite commence.

 

Le nez en l’air

« Voici le cours de l’Intendance. Choisissez un endroit où vous ne gênerez personne, fermez lez yeux et tournez sur vous même plusieurs fois pour vous désorienter. Ca y est ? Maintenant ouvrez les yeux et faites du regard un cercle autour d’une porte en façade, n’importe laquelle. Prêts ? Levez le nez jusqu’à l’étage, trouvez une fenêtre et son mascaron, sautez à la suivante, enregistrez les sourires, les grimaces, les fleurs, les fruits, les symboles, galopez à l’étage au dessus, bondissez de fenêtre en fenêtre, grimpez jusqu’au toit et faites tinter chaque balustre d’une note claire et aiguë, comme un doigt qui parcourt le clavier d’un piano. Allez, encore, on recommence… »*

Il est clair que l’exercice plait aux enfants. Ils s’amusent mais suivent la consigne à la lettre. Confiants, ils sont tout sourire.

« Avant de prendre vos blocs à dessin, tournez vous vers l’Opéra, et tout en haut, trouvez la muse qui vous plaît le plus. Enlacez la, valsez avec elle sur le toit. Cette place est une cathédrale à ciel ouvert. Baissez les paupières. Entendez la foule qui joue les grandes orgues et notez les claquements incisifs des planches à roulettes. Ecoutez la clochette du tram, sentez le qui force son chemin en ferraillant dans la courbe, puissant et pesant. Vous, devenez à puissance égale, une vertigineuse chute d’eau, une cascade rugissante, laissez vous tomber du balcon, ruisselez le long des colonnes, coulez vers les marches où vous rebondirez goutte à goutte sur chacune d’elle pour lentement envahir le parvis de Montaigne, Montesquieu, Mauriac et tous les Grands M de Bordeaux. »

 

Une main tendue

Tour à tour, les élèves s’effondrent mollement, gracieusement, gavés de tant de richesse, oublieux du site et des convenances. Deux d’entre eux se retrouvent allongés près d’une flaque de chiffons oubliés.

« Asseyez vous, ne regardez plus les bâtiments, utilisez votre mémoire, vos impressions, allons y, à main levée », reprend le professeur.

« Regarde, dit l’un des deux gamins, il y a quelqu’un dedans »

En effet, on distingue une forme dans cet amas bigrement coloré. C’est La Miette, assise par terre, adossée à un poteau, toute petite, ratatinée comme la Sybille en devenir. Elle porte une jupe et un chandail qui fut tricoté-main il y a fort longtemps ; le tout tellement dépareillé qu’il fait plus costume de théâtre que véritable habillement. Elle breloque du menton tout en tendant un gobelet de carton ; la litanie qu’elle bredouille est incompréhensible mais on devine bien de quoi il s’agit. Son pied gauche encore chaussé d’un petit soulier éculé bouge alors que son pied droit gît près d’un mocassin gigantesque qui a dû être rouge et appartenir à un homme, autrefois. Ce pied lourdement bandé tient lieu de discours.

Impressionnés, les deux garçons se penchent et lâchent des piécettes dans le gobelet qui hoquète devant eux. Elle les fixe de ses yeux laiteux, baisse le front et porte le gobelet à son cœur.

« Classe ! » répondent-ils au merci muet.

Le soir venu, sur la margelle du bar à vin, en face de la station de tram, elle trie la monnaie; elle fait des piles par taille qu’elle roule ensuite dans des mouchoirs qui disparaissent sous ses jupes. Avant d’aller rejoindre la station, elle lisse, soigneuse, son chandail sans âge, et, coquette, d’un geste qui parle du temps où elle était jeune et séduisante, dans un ailleurs disparu sans doute, fait bouffer les cheveux qu’elle n’a plus. Elle s’éloigne lentement, appuyée sur sa béquille, petite virgule dans une phrase interminablement longue, sort son ticket, monte à bord.

« Je vous en prie, madame, asseyez-vous » et elle s’assied, sur…un siège, enfin !

Fane de tram

(Avril 2011) 

*traduction de Fane de tram.