Ces très précieux édicules

Quarante-six sanisettes desservent Bordeaux, un renouvellement complet de ce mobilier urbain est entrepris depuis le mois d'avril 2015.

 

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Le témoignage posthume d'une de ces cabines apporte une claire réponse à la célèbre question d'Alphonse de Lamartine.

 

Sanisettes, tout l'art Decaux

« Je dessers ce petit coin des allées d'Orléans, tout près de l'Office du tourisme, bercée par les flonflons de la Foire aux plaisirs, seul recours à la question récurrente des passants « Où sont les toilettes ? »

Jean Claude Decaux*, n° 1 mondial du mobilier urbain est le concepteur des 46 sanisettes et de tous les urinoirs dispersés dans les quartiers. Ayant la réputation d'être la plus impertinente des sanisettes, mon témoignage lèvera peut-être un voile sur ce que quelques mètres carrés d'intimité révèlent de secrets et de dissimulation. Car si certains écrivains ont bravé les tabous, Marcel Pagnol et les pissotières à roulettes dans Topaze, Gabriel Chevalier avec le fameux urinoir de Cloche merle, le sujet est vite relégué au rang scatologique.

On se gausse des dames-pipi, on parle pudiquement d'arrêts techniques lors des randonnées pédestres, seuls les Belges font un symbole de leur Manneken Pis. Notre contribution à la parité hommes-femmes, c'est l'accès de nos services à la gent féminine, frustrée par l'outrancière domination des urinoirs. Et puis, la gratuité de notre utilisation a resserré le tissu social, je le constate avec ces queues devant mon accueillante porte d'entrée et dans mon confortable intérieur, je recense des visiteurs de toutes classes, de l'homme d'affaires à l'ouvrier de chantier, en passant par le SDF, au bout du rouleau, peut-être sans papiers, plus rarement quelques petits consommateurs de produits illicites.

Qu'on en juge, pour l'ensemble des cabines, nos statisticiens ont relevé 900 000 visites en 2013, avec un pic de fréquentation de 93 000 en août, la sanisette des Quinconces étant la plus sollicitée. »

                                                          

Une belle Espagnole sur les Quinconces ( D. Sherwin-White)

De l'empereur Vespasien à l'empire Decaux

« Le contrat entre la ville de Bordeaux et la société Decaux arrivant à échéance, le Conseil municipal a opté en décembre 2014 pour la société PRIMUR comme nouveau prestataire. Notre parc coûtait 1,5 million d'euros l'an contre 700 000 pour PRIMUR, ce fut notre arrêt de mort, les 46 sanisettes seront remplacées par des installations ibériques.

PRIMUR est chargée de la fabrication des blocs, deux entreprises sous-traitantes assureront la pose et la maintenance (coût du démontage 100 000 euros). Je suis condamnée comme mes consœurs. « Ils » sont venus exécuter la sentence avant l'été : durant le démantèlement et ma lente agonie, mes pensées allèrent vers mes ancêtres, pionniers du progrès sanitaire. J'ai ainsi remonté mon arbre généalogique jusqu'aux urinoirs publics de Rome voulus par l'Empereur Vespasien qui instaura une taxe sur la collecte d'urine, idée à creuser pour nos gouvernements ?

Je me suis remémoré ces barils d'aisance disposés au XVIIe siècle dans Paris par Antoine de Sartine, responsable de la police. En contournant les édicules construits sur les trottoirs parisiens par le Comte de Rambuteau, préfet de la Seine, père des pissotières, mon esprit m'a menée vers ces colonnes mauresques du préfet Delessert, futurs lieux de rendez-vous des résistants et des gays. (Peace and love en quelque sorte). Du brouillard ont surgi les chalets de nécessité, majoritaires avant l'arrivée des sanisettes.

Le 22 juillet, une rutilante cabine est venue combler le gros cratère, seul vestige de mon long règne sur les Quinconces.

Branchée le 10 août, elle est accessible aux personnes à mobilité réduite, dispose d'un réservoir d'eau de pluie de 450 litres et d'un éclairage naturel (lampes basse consommation). La valse des remplacements continue, allons, les Decaux sont beaux joueurs, la reine des Quinconces est morte, vive la cabine PRIMUR !

Que le Dieu des sanisettes lui soit propice.

 

Claude Mazhoud