Elle et moi

J'ai été membre d’un jury littéraire des lectrices de ELLE une expérience exigeante qui a illuminé une année de ma vie.

 

Avril 2014, je feuillette ELLE « Devenez jurée du Grand Prix des Lectrices ! Vous adorez lire ? Tentez votre chance en remplissant ce questionnaire pour devenir l'une de nos 120 jurées. » Je souris : « Tiens, la formule n'a pas beaucoup changé depuis 2005 quand, interpellée par cette accroche, j'ai décidé de relever le défi.

Pourquoi pas ?

Depuis des années, mes filles me poussent à proposer ma candidature sous prétexte que je lis beaucoup, comme si cela suffisait pour s'improviser critique ! Il est vrai qu'avec un zèle de prosélyte, je n'épargne pas à mon entourage mes coups de cœur ni mes détestations littéraires, mais de là à les voir publiés ! Et puis, qui suis-je pour juger des écrivains ? Je n'ai pas d'autre légitimité que celle de mon propre goût, alors...

Mais voilà, une année un peu vide de projets, je me jette à l'eau, sans ébruiter ma démarche, bien sûr, tant mes chances me paraissent minces d'être l'une des 120 élues (5000 candidates !). Je remplis le questionnaire : âge, études, profession, nombre d'ouvrages lus dans l'année, auteurs et livres préférés. Mais aussi : « Merci de rédiger la critique d'un livre paru dans l'année. »

Je joue la singularité : je défends Le vent qui siffle dans les grues de Lidia Jorge, auteure portugaise, peu connue du public français mais encensée par la presse. Mon morceau de bravoure écrit, je m'engage à « lire, noter et commenter dans les délais prescrits les livres qui me seront adressés » et à « accepter la publication de [mes] critiques ».

J'envoie le tout, je serai contactée avant la fin juin si...

 

Divine surprise !

Levallois, le 17 mai 2005 :

« Chère lectrice, nous avons le plaisir de vous informer que votre candidature a été retenue. Vous faites désormais partie des 120 lectrices-jurées du Prix des Lectrices 2006. » Une bouffée de joie m'envahit, un peu de fierté aussi et déjà beaucoup d'enthousiasme pour l'aventure qui se profile de juillet 2005 à mai 2006.

Je m'imprègne du mode d'emploi : 8 jurys mensuels ont été constitués ; chacun reçoit pour « son mois » 7 ouvrages (3 romans, 2 documents, 2 polars) qu'il commentera et notera de 0 à 20.Les 3 livres les mieux notés (1 par catégorie) seront soumis aux critiques des 7 autres jurys.

J'aurai donc à lire et commenter 7 livres au titre de jurée de novembre + 7 fois 3 livres les autres mois, soit 28 volumes, 1 par semaine en  moyenne !

Et moi qui croyais m'amuser !

 

Un long chemin solitaire

Lire, passe encore, mais il faut surtout rédiger le commentaire qui justifie la note attribuée,

Je m'engage à fond dans ce marathon, je fais des découvertes épatantes, je m'ennuie parfois, je m'indigne même de temps en temps, ce qui me vaudra la publication dans le magazine de ma seule critique acerbe :

« Quelle déception de trouver sous la couverture de la mythique collection Blanche de Gallimard un livre aussi futile ! »

Les envois de livres se succèdent, le rythme de travail s'installe, l'habitude vient de se contraindre au format et au style de la critique que je personnalise néanmoins le plus possible car elle sera reçue (et lue?) par l'auteur. Le seul contact étant la parution dans ELLE des choix des jurys mensuels assortis de quelques extraits de leurs critiques. C'est l'occasion de confronter ses propres jugements à ceux des autres mais impossible de deviner qui l'emportera.

 

Rencontres

En mars, invitée au Salon du Livre, je pars, tout excitée, à l'idée de rencontrer l'équipe du Grand Prix, les critiques professionnels, mes consœurs jurées et quelques-uns des écrivains que j'ai notés. Parmi ceux-ci, Charles Dantzig, mon coup de cœur, catégorie documents, pour son « hénaurme » Dictionnaire égoïste de la littérature française. Comme Jérôme Garcin, je trouve ce livre « insupportablement formidable et formidablement insupportable ». Dantzig aime avec conviction et déteste avec fougue, ce que j'apprécie mais je compte bien l'asticoter sur sa misogynie littéraire : « Quoi ? 7 auteures – et sévèrement rhabillées si l'on excepte Louise Labé – dans ce millier de pages ? »

Nous nous étrillons à propos de Colette qu'il descend en termes crus. Cela ne l'empêchera pas de m'écrire en dédicace : « Ah, Claudine, Claudine ! Bien que vous portiez un prénom de Colette (qu'au demeurant j'aime bien, va !), je vous signe avec plaisir ce post-it qui viendra comme un timbre sur mon livre. Bonjour, mon livre ! As-tu remarqué comme tu as une bonne lectrice ? Je t'embrasse et elle aussi. »

On peut bien pardonner un peu (beaucoup ?) de fatuité à un bel esprit.

 

Consécration

22 mai 2006 : « Chère lectrice, avant de vous retrouver le 29 mai au Lutétia, je vous communique, dans le plus grand secret, les noms des lauréats :

- roman : Khaled Hosseini pour Les cerfs-volants de Kaboul

-document : Charles Dantzig pour Dictionnaire égoïste de la littérature française

- policier : Mo Hayder pour Tokyo. »

Mon poulain est lauréat ! Son érudition caustique a donc séduit aussi mes consœurs et je le félicite ce 29 mai dans les salons du Lutétia où nous nous retrouvons, d'abord en petit comité, puis dans la foule du Tout-Paris littéraire et journalistique pour un somptueux cocktail.

Dans les vitrines, les livres élus porteront le bandeau « Lauréat du Grand Prix des Lectrices de ELLE » Je ne suis pas dupe de l'aspect commercial de la chose mais, qu'importe, ce fut pour moi une belle aventure culturelle. Et si je récidivais ?

Claudine Bonnetaud