Edito

L'herbe sur le bitume

“Je n’aime pas la nature parce qu’on en voit partout” disait Alphonse Allais qui préconisait aussi d’installer les villes à la campagne. Il y a belle lurette que son trait d’humour a été repris et inversé par les urbains, qui n’ont eu de cesse d’installer la campagne à la ville pour, justement, qu’on la voit partout, grâce aux jardins, parcs, squares, sans compter les “tilleuls verts de la promenade” qui chantent si bien dans les cœurs rimbaldiens.

On l’aura compris, évoquer l’irruption de la nature dans nos villes c’est d’abord penser aux fleurs, pelouses et arbres. Ce numéro de L’Observatoire n’échappe donc pas à l’imagination commune et c’est surtout de végétaux dont il est question dans les pages de notre dossier de ce mois. Ce choix est d’autant plus justifié que la nature, grâce à l’excommunication des herbicides par la métropole bordelaise, est désormais livrée à elle-même. Les mauvaises herbes, celles qu’on ne rumine ni ne met en gerbe, se haussent désormais du col et prennent leurs aises dans nos rues qui, du coup, reverdissent. De même l’on voit se dresser et fleurir, ici et là, de plus en plus de roses trémières qui donnent à certaines venelles des couleurs fofolles d’île d’Aix ou de Ré…

Libres de proliférer, les plantes, les graminées, les fleurs, les lichens, les mousses, s’immiscent dans les moindres interstices du béton, du ciment, du goudron, ils escaladent les murs, s’approprient les toits. Chèvrefeuilles, crocus, clématites, vignes vierges, millepertuis se sentent chez eux, recouvrant les façades, tandis que de plus en plus d’arbustes en pots s’installent aux balcons, de plus en plus de fleurs s’épanouissent sur les fenêtres. Le blanc-blond des pierres de Frontenac de la ville des Lumières compose maintenant avec un arc en ciel de couleurs fleuries et bucoliques et si dame Garonne résiste et garde à son lit sa couleur café, ses marées côtoient des quais désormais presque champêtres. Ceci entraînant cela, de plus en plus d’insectes bourdonnants butinent en ville de bienfaisants pollens faisant mentir Francis (Cabrel) qui chouinait qu’il n’y avait “même plus d’abeilles sur les pots de confiture”. Les abeilles sont revenues et approvisionnent des ruchers urbains qui produisent un miel, étrangement plus pur, car délivré de tout pesticide, que certaines ambroisies campagnardes.

Dans cette célébration de la nature en ville, il n’est que le ciel qui nous déçoit, que ne traversent plus que de rares hirondelles ou martinets mais dans lequel évoluent les redoutables frelons asiatiques et les piquants moustiques tigres. Le ciel n’est pour rien dans l’irruption de ces parasites venus du bout du monde. Nous sommes collectivement coupables de leur importation. Il faut bien s’en accommoder puisqu’ils font désormais partie aussi de la nature, qu’elle soit des champs ou qu’elle soit des villes.

 

Jean-Paul Taillardas