Gambetta : place à l'ambition

(Ré)concilier l'humain, le végétal et le minéral, c'est le défi du chantier de réaménagement de la Place Gambetta à Bordeaux

 

 

Monsieur l'Intendant de Tourny qui l'a commandée en 1746 et son architecte Voisin qui l'a réalisée seraient horrifiés devant l'état actuel de leur belle place Dauphine en pleins travaux, comme ils auraient sans doute mal supporté qu'elle devienne sous la Révolution le siège de la guillotine.

 

La Place Dauphine a mauvaise mine

Elle a pourtant fière allure au 18e siècle avec ses façades identiques sur les quatre côtés de son quasi rectangle.

Chaque immeuble de style Louis XV comporte un soubassement en arcade – rez-de-chaussée et entresol – puis un grand étage avec balcon en ferronnerie, surmonté de combles à la Mansart au toit d'ardoise. Tout un peuple de mascarons orne les clés d'arcade et des agrafes décorées agrémentent toutes les fenêtres. Il faudra 30 ans et

quelques chicanes avec l'archevêché pour l'achever. Mais en 1770, la place sera baptisée à l'occasion du mariage de Louis XVI avec la Dauphine Marie-Antoinette. Ce sera une grande fête avec tirs de canon, distribution de pain et dotation de 30 filles d'artisans. Ce soir-là, toutes les fenêtres seront illuminées (sous peine d'amende !)

C'est l'époque où, grâce aux Intendants, Bordeaux rompt avec l'image d'une cité médiévale enfermée dans ses remparts. Tourny choisit de ceinturer la ville de cours de promenade, plantés d'arbres et ponctués de places (Royale, Dauphine, Saint-Julien...) ornées de portes (Dijeaux, Bourgogne, Aquitaine...) et de fontaines.

De somptueux édifices sortent de terre : le Grand-Théâtre, le Palais Rohan, nombre d'hôtels particuliers dans de nouveaux quartiers à la richesse inouïe. Malgré les allées et cours plantés, c'est une ville très minérale mais Arthur Young* admire « cette cité monumentale et neuve toute de pierre blanche » Bordeaux entre alors dans la modernité et se tourne vers son fleuve. La place Dauphine devenue Gambetta reste un lieu de passage important mais les affaires se font ailleurs. Au 19e siècle, son centre devient un square fermé puis un jardin ouvert qui se dégrade peu à peu. Le 20e siècle va précipiter la désaffection pour cette place aux confins de la ville marchande et elle va devenir une véritable « gare routière » : 1 600 bus y transitent chaque jour. La pollution explose, les façades noircissent et c'est un parcours du combattant pour les piétons pour atteindre la rue Georges Bonnac en venant du cours de l'Intendance. La circulation automobile, dense, décourage d'aller du trottoir au jardin qui s'endort sur ses lauriers.

 

Traitement de choc

En 2013, le diagnostic est posé : embolie sévère des artères, il y a urgence à sauver la place Gambetta et elle le mérite. C'est un espace charnière entre différents quartiers du centre-ville, la porte d'accès au secteur piétonnier et l'articulation Mériadeck-ville ancienne. Par ailleurs, la qualité de ses façades classées en fait une pièce urbaine unique trop peu valorisée. Enfin, le projet s'inscrit dans la reconfiguration de la ceinture des cours avec un centre élargi à l'échelle de la Métropole. Pendant quatre ans, élus, riverains, commerçants vont se concerter pour définir les besoins, les principes directeurs, les modalités d'exécution de ce chantier de 15 000 m2. C'est la Métropole qui pilote le projet en partenariat avec la Ville ; l'association Esprit Gambetta y apporte l'avis constructif de ses 200 adhérents. L'objectif est d'apaiser la circulation, de rendre attractive la place, de recomposer le jardin, de proposer de larges espaces piétonniers et de sublimer la richesse du patrimoine architectural. Le cahier des charges élaboré, un concours est lancé et c'est le groupement néerlandais West 8 qui l'emporte. L'équipe comprendra aussi une paysagiste bordelaise, un bureau d'études voirie et réseaux et un concepteur lumière. Les travaux commencent en 2018 pour une livraison à l'été 2020 mais dès 2015, le trafic des bus est revu à la baisse, de 1 600 à 750 passages par jour. Cela change déjà la vie des riverains et la propreté de leurs vitres, paraît-il. Mais la révolte gronde autour du jardin...

 

Massacre à la tronçonneuse

Le parti pris de West 8 est d' « instaurer un dialogue entre les façades 18e et le paysage pittoresque d'un jardin à l'anglaise » en sauvegardant ce qui peut l'être dont trois arbres remarquables : deux magnolias et un oranger des Osages. Mais les avis divergent au sujet des marronniers : pour West 8, sur les 70 qui ceinturent la place, 17 sont condamnés par la terrible chenille « mineuse », donc à euthanasier, ce qui permet opportunément de dégager le côté est de la place. « Une honte, un massacre, sacrifier des arbres sains de 70 ans ! hurle le collectif Aux arbres Citoyens qui fait parrainer ces arbres avant de s'y enchaîner. En vain, puisqu'un des derniers faits d'armes du Maire sera cette exécution sommaire par un petit matin de novembre...Quid de l'avenir de la végétation existante ? Plantes, arbustes, bosquets seront transférés dans l’hypercentre et dans la nouvelle réserve des Barrails. Et la faune ? Les guppys du bassin seront récupérés par une association de pêcheurs s'ils n'ont pas été victimes de Patapon, le héron du Jardin Public (et ron et ron, petit patapon) qui en fait volontiers son dîner ! Quant aux autres habitants ailés ou à quatre pattes, ils ont déjà dû fuir, affolés par le vacarme des engins de chantier.

 

Vers une place-jardin apaisée

Pour rompre avec les rapports de force entre bus, voitures, piétons, le projet West 8 joue l'apaisement par la séparation et la complémentarité des espaces et des fonctions : jardin/place, végétal/minéral, ombrage/ ensoleillement, intimité/ animation, repos/ mouvement, lenteur/ rapidité des déplacements. Cela devrait générer une régulation naturelle de la cohabitation. Tous ces choix y contribuent :

– élargissement des trottoirs, accès direct au jardin, côté est, sans circulation automobile

– réduction des chaussées à trois voies, vitesse limitée à 30 km/h

– accueil vélo encouragé, itinéraire rapide sur voirie ou sécurisé sur voie piétonne, arceaux de stationnement

– mobilier urbain, simple et confortable, nouvelles terrasses

– jardin plus vaste, assises en pourtour, fontaine, sanisette, points d'eau potable, plus de surface engazonnée (perméabilité du sol), arbres plus nombreux mais moins denses pour dégager la vue sur les bâtiments et les perspectives

– restauration des façades et scénographie diurne et nocturne

Il s'agit donc de recréer, place Gambetta, un espace de vie, de loisirs, d'agrément et de prestige qui rendra peut-être à l'ancienne place Dauphine son lustre d'antan.

 

Encadrés

 

 Quelques repères :

Début de la concertation : 2013

Début des travaux : 2018

Achèvement : été 2020

Coût : 9,3 millions

Jardin : 3 500m2 au lieu de 2 700, 65 arbres au lieu de 38

Surface dédiée aux piétons : + 50%

 

La pierre et le lierre

Michel Corajoud, paysagiste créateur du miroir d'eau, cite Henri Gaudin, architecte et écrivain pour justifier la nécessaire symbiose entre nature et urbanisation :

« Il n'y a pas d'architecte, il n'y a pas de paysagiste. Il y a des lierres qui filent sur les murs et une architecture de saules à feuilles de romarin qui marche avec des fûts de béton dont on dirait bien que ce sont des arbres. Il n'y a pas d'architecture et de paysage, il y a une masse d'arbres et de pierres. Il y a des sympathies, des maisons/lierres, des châteaux/paysage, des choses qui filent les unes dans les autres. »

 

 * Arthur Young: agronome anglais auteur de Voyage en France 1792

 

 

Claudine Bonnetaud