Vivre sur l'eau

Aude Morel d'Arleux, Alma et Iris sur le pont de la Marjati (photo A.Melet)
Aude Morel d'Arleux, Alma et Iris sur le pont de la Marjati (photo A.Melet)

 

Contre vents et marées, le village des péniches s’accroche au bassin à flot n°1 à Bordeaux.

 

Elles naviguaient au fil des canaux, elles sont aujourd’hui maisons flottantes. Pour accéder au village, franchir le pont Pertuis, arriver à un petit parking et là, apparaissent vingt péniches amarrées dans ce coin hors du temps, à l’abri des marées de la Garonne. Sur l’une d’elles, nommée Marjati, vivent Aude Morel d’Arleux et ses filles Alma et Iris, jumelles de dix-sept ans, assurant une gestion difficile, mais pour une vie pleine de charme.

 

— L'Observatoire : Quelle est l’histoire de ce projet de vie sur l’eau ?

— Aude : Je suis ici depuis un peu plus de trois ans. Avec mon mari nous avons acheté, il y a cinq ans, cette péniche hollandaise arrivée dans les années 70. Il y a vingt ans il n’y en avait que deux ou trois dans le village. Actuellement, on en compte vingt.  Nous avons fait de gros travaux, car il ne restait que la timonerie habitable. Il a fallu désosser la péniche, la lester de gros blocs de ciment coulés. Mon mari, décédé depuis, charpentier et architecte a construit une armature en bois dans une coque de métal.

 

— Quelles ont été alors vos motivations ?

Ce fut plutôt le projet de mon mari, c’était un marin dans l’âme, il était Breton et son rêve était de vivre sur l’eau. D’autre part, le prix de l’immobilier à Bordeaux ne nous permettait pas d’envisager d’habiter en ville. Les travaux ne nous faisaient pas peur et nous nous sommes lancés dans cette aventure. Et moi, j’étais séduite par ce mode vie hors norme et poétique.

 

— Quels avantages et inconvénients tirez-vous de cette expérience ?

La vie ici a beaucoup de charme ; on est sur l’eau et avec le ciel. J’adore les levers parfois les couchers de lune et bien sûr les levers de soleil. C’est très apaisant. La contrepartie, c’est une lourde gestion. Nous avons installé un système de phytoépuration pour un filtrage des eaux usées par le passage dans les cuves, il y a beaucoup de pompes de relevage. J’ai mis du temps à m’approprier cette gestion, je commence à comprendre maintenant, je me dirige au bruit des pompes. Les toilettes sont des sanibroyeurs, très utiles mais bruyantes. C’est donc beaucoup d’entretien. Tous les ans, il faut refaire les peintures et dès l’automne travailler sur les bardages bois avec les saturateurs plus naturels et efficaces que les vernis, en prévision des agressions climatiques. Tous les dix ans, nous sommes dans l’obligation de mettre la péniche en cale sèche pour une vérification de l’épaisseur métallique de sa coque. C’est un coût de 10 000 à 15 000  suivant la taille de la péniche. Pour moi ce sera dans trois ans. Le montant de la COT (convention d’occupation territoriale) s’élève à 2 400  par an c’est le minimum. Tous les week-ends, la zone des bassins est très animée, nous subissons le bruit des bars voisins mais on s’y habitue.

 

— Deux mètres vous séparent de vos voisins les plus proches, comment se passent les relations entre vous ?

On s’entend très bien. Il y a une vraie solidarité. Au mois de mai, une péniche a coulé et tout de suite il y a eu une cagnotte et les personnes concernées ont été hébergées chez les uns et les autres.

Débarquant ici, n’y connaissant rien, seule avec mes filles, j’ai été beaucoup soutenue par mes voisins qui m’ont aidée dans la gestion et l’entretien de la péniche. Ce qui n’était pas une mince affaire. La situation de conflit avec le port autonome (voir par ailleurs) ne fait que renforcer les liens malgré l’inquiétude qui en découle. Il y a enfin une vraie mixité sociale ; on nous fait une réputation de « bobos », ce n’est vraiment pas le cas. Ma plus prochaine voisine est une dame à la retraite, autrefois psychologue, il y a un pizzaiolo, un chauffeur de taxi, un professeur des écoles… Nous sommes des familles classiques, mes filles sont en terminale au lycée Montesquieu, heureuses de rejoindre le lycée à vélo dans les belles lumières du matin.

  

— Et vous, les filles qu’en pensez-vous ?

— Iris : C’est comme habiter une maison mais sur l’eau. C’est un bel endroit, et à côté de la nature avec la friche où on aime se balader, c’est cool ! Même si l’espace est restreint, ça ne me dérange pas.

— Alma : La proximité de l’eau, c’est tout un univers ! J’adore voir les poissons et les levers de soleil. Dans la salle des machines, j’ai l’impression de naviguer ! Ma chambre est petite mais la péniche, c’est comme une grande cabane. Je suis fière de faire connaître cet endroit à mes amis. L’intérieur est confortable car entièrement doublé de bois.

 

Même immobiles, les péniches continuent à véhiculer les rêves « C’est la nuit, quand dorment les bateaux

Indifférente, la ville s’endort au bord de l’eau… »

Escale à Bordeaux, de Joachim de Dreus-Brèze

 

Encadré :

Les « pénichiers » en colère.

Depuis septembre 2023, les occupants des péniches attaquent en justice le port autonome. Ils protestent contre le déplacement qu’on leur impose dans le bassin à flot n° 2, également contre le doublement de la redevance et enfin contre la réduction de la distance entre les péniches posant, selon eux, un problème de sécurité. Ils ont lancé une pétition : « balance. ton. port » consultable sur Facebook ou Instagram. Ils disent non à la transformation des bassins en « mini Dubaï ».

 

Andrée Melet