Les ventres jaunes

« Ces ouvriers, mariés à leur planche plus qu’à leurs femmes, ont donné à la coutellerie de Thiers sa renommée internationale et légué à l’Auvergne l’un de ses plus beaux emblèmes : le Laguiole »*.

Le chien, premier compagnon de l'émouleur
Le chien, premier compagnon de l'émouleur

En se détachant des meules, la poudre de grès recouvre de poussière jaune les hommes. Jean Anglade en racontant leur histoire dans Les Ventres jaunes, ressuscite les gestes et la grandeur des émouleurs qui fabriquent des lames de couteaux de manière artisanale.

 

Pourquoi la coutellerie à Thiers ?

D’un point de vue géographique rien ne justifie cette implantation : il n’existe à proximité ni mines de fer, ni carrière de grès.

La montagne thiernoise, entre le Puy-de-Dôme et le massif forézien, bénéficie d’un sol ingrat qui nourrit difficilement sa population. C’est l’obstination d’un peuple et de sa rivière qui ont conduit les habitants vers des activités industrielles : coutellerie, papeterie, tannerie… La Durolle s’étale calmement, puis s’engouffre dans un long couloir tortueux entre des falaises de granit. Grâce à cette dénivellation aménagée par les hommes, la rivière va fournir pour des siècles l’énergie hydraulique nécessaire au rouet, la bâtisse des émouleurs.

 

Le temps des rouets

On en compte quarante-trois au milieu du XIXe siècle. Plus long que large, il est construit en granit recouvert de tuiles romaines avec deux niveaux : en bas, les meules d’émouture ; à l’étage, les postes de polissage. Parallèle à la Durolle, la façade est  percée de larges ouvertures par où filtre un éclairage avare. Trop encaissé, humide et sombre, il est rarement habité par son propriétaire.

Le rouet n’est jamais en prise directe avec la rivière. Un barrage retient le courant et dirige l’eau dans un bief, sorte d’écluse, qui la conduit sous la roue à aubes située en façade du bâtiment ; elle actionne de multiples engrenages dont le dernier axe porte les poulies. La transmission du mouvement rotatif actionne les polissoirs au premier étage. L’eau continue son chemin et par le bief retourne à la rivière.

 

Sur la planche

Avant de prendre place, l’ouvrier doit monter la courroie sur la poulie afin de mettre en mouvement sa meule. À Thiers, les émouleurs à mains usent d’une technique de corps particulière ; ils travaillent allongés sur une planche légèrement surélevée côté tête et échancrée au niveau des bras et du thorax, pour permettre de peser au maximum sur la meule. Au fur et à mesure de l’usure de cette dernière, la planche s’abaisse par un système de trous et de goupilles en crémaillère. Les résidus de meule et de limaille de fer forment sur le sol des tas de molado.

Cette position écrase la cage thoracique et expose l’émouleur au risque mortel de l’éclatement de la meule. Les membres happés par les courroies et les mains coupées sont le lot commun. En contact permanent avec l’eau froide, l’émouleur a besoin de chaleur corporelle : un chien couché sur ses jambes lui sert de chaufferette. Nombre d’entre eux souffrent de rhumatismes et de silicose.

 

Le temps des émouleurs

Émoudre consiste à blanchir et à mettre du tranchant aux lames, l’artisan officie à l’aveugle. « Les gerbes d’étincelles, le crissement de l’acier, le mordant de la meule et l’aminci que prend le tranchant… sont des éléments qui se sentent plus qu’ils ne se voient* ».

Il travaille douze à quinze heures par jour en binôme avec un « compagnon », souvent l’épouse qui polit au premier étage. Les enfants apportent la gamelle, ils deviennent apprentis. Ces lieux de production familiaux débordent dans le domaine de la parentèle.

Jusqu’en 1900, artisans à façon, les émouleurs sont propriétaires de leurs outils de travail. Le dimanche, ils négocient les tarifs auprès des patrons maîtres-couteliers.

La fabrication d’un couteau passe dans les mains d’une trentaine de personnes.

Seconde étape dans la production coutelière, après le forgeron et avant le façonneur, le monteur, le polisseur, l’essuyeuse et la plieuse... L'émouleur, ouvrier libre, occupe la part la plus noble mais la plus rude et la plus dangereuse.

  Paule Burlaud

*Jean Anglade écrivain auvergnat petit-fils de monteurs, né au milieu des lames, a écrit en 1979 Les ventres jaunes, réédités en 2007

À Thiers vous pourrez visiter le musée de la coutellerie et suivre le chemin des rouets.