Humour, en roue libre

 

L’Iran et l’Afghanistan figurent parmi les pays les plus hermétiques à l’œil occidental. Dans ces contrées, l’irruption d’un petit vélo venu de France en paraît encore plus insolite.

 

Par Claude Mazhoud

 

David Bécane, charcutier à Rungis, voue une passion sans limites au vélo. Il a aussi une inextinguible soif d’horizons lointains. À 50 ans, après avoir longtemps rongé son frein, faisant fi des railleurs, il va rallier le Moyen-Orient à la force du jarret avec Guidon futé, sa fidèle bicyclette.

Très loquace, David a enregistré un soliloque de randonnée empreint d’un humour savoureux, sa manière à lui de rêver à voix haute.

 

Les marchés persans

« Il a raison, Jeannot, le tripier gersois de Rungis, quand il affirme : “ Vous autres cyclistes, vous nous ressemblez en vous arrachant les tripes sur de simples boyaux. ” Nous serions aussi des nomades, le panneau TÉHÉRAN vient de me le rappeler. Depuis que je suis entré en Iran, je roule en bémol, Jeannot m’a conseillé : “ Si ton mollet mollit, vas-y mollo, t’es chez les Mollahs ! ” Tiens, voici Persépolis et les ruines de la cité antique. Je pédale dans la semoule quand des cris perçants provenant d’un marché persan se font entendre. On connaît la suite, j’ai percé ! Premiers coups de pompe pour ne pas tomber en carafe… Ça y est, j’ai mis la grande soucoupe pour gravir la montagne de la Miséricorde et ses 2 413 mètres, une pente rude et interminable qu’on ne peut grimper avec un braquet d’asthmatique. Quelqu’un a dit : “ Quand le shah n’est pas là, les souris dansent. ” C’est peut-être pour ça que je monte en danseuse, entrechats et shah, shah, shah, mon cœur balance. Ni la forêt des amandiers, ni les rochers aux teintes ocres ne me feront aimer ce terrible raidard. Si ça continue, je vais me faire péter les varices et finir sur la jante. T’es choqué ? Tu sais, nous les cyclards, on bouscule l’académisme et notre jargon est inépuisable. Penser à Jeannot et à sa gouaille me redonne le sourire, lui qui m’a asséné : “ Les Gersois cultivent l’ail à Saint-Clar, les Iraniens ont l’ayatollah ”. Amis Persans, vous n’avez plus de chahbanou, voilà une petite reine. »

 

Le doux caboulot

« J’entre en Afghanistan, j’en ai encore sous la pédale alors je mets du braquet. Et dire qu’ici, on interdit aux filles de faire du vélo. Je me remémore les mots de Jeannot qui en connaît un rayon : “ Ce n’est pas parce que tu dis Taliban que t’es sur la route de Beyrouth ” Incident technique… Dès les premières mosquées, mes roues se sont voilées, le ciel l’était déjà. Comment ces austères Talibans vont-ils accueillir un petit parigot montant en danseuse sur une petite reine, chatouillant les pédales avec ses cannes de ballerine, les mains sur les cocottes, la socquette légère ? Imagine le tableau ! Mais voici que de féroces aboiements retentissent. Surtout ne me parlez plus de ce vieil adage : “ Les chiens aboient, la caravane passe. ” La caravane, je veux bien, mais un vélo ? Car c’est bien une meute de lévriers afghans qui est à mes trousses et qui en veut manifestement à mon cuissard. Aux abois, j’écrase désespérément les pédales pour les distancer, au risque de faire sauter la soupape. Je pousse Guidon futé dans ses derniers retranchements. L’incident est clos, désormais c’est la montée sur Kaboul et ses hauts plateaux à 1 880 mètres d’altitude. La chaleur est insupportable, je gravis la pente, collé au goudron pour tout dire, cuit et dans le rouge. Quand je dévale la dernière côte, je m’interroge, est-ce d’avoir tant rongé mon frein que je descends comme une caisse à savon ?

Je ne suis pas maboul, c’est bien toi Kaboul ! Un vélo ça ne pleure pas, un cycliste oui… On s’est donné un mal de chien pour arriver jusqu’ici, même tes lévriers afghans peuvent en témoigner.

 

Jeannot, je peux maintenant, en roue libre, exaucer ton rêve un peu fou, dénicher un vieux caboulot dans le Kaboul haut… »