Des fossiles plein les yeux
C’est un site forestier situé au sud de Bordeaux où l’eau révèle ses fossiles qui y dorment : c’est un passionnant voyage sur des sols qu’Homo Sapiens n’a pas foulés.
Par Agnès Le Gall
La Réserve naturelle géologique de Saucats-La Brède, à une vingtaine de kilomètres de Bordeaux, est comme un écrin protégé au cœur d’une forêt de 80 hectares. Elle a été créée en 1982 par des universitaires, des enseignants et des élus, soucieux de préserver ce site. Elle appartient à plus de vingt propriétaires différents, publics et privés, qui en ont la gestion foncière. Sauf pour environ 10 % consacrés à la première réserve géologique nationale en France. Elle montre des stratotypes d’intérêt mondial qui sont des références.
Marées hautes
Bien avant la forêt, la mer a envahi la région par trois fois il y a plus de 20 millions d’années (Ma). Ces avancées maritimes étaient principalement dues à des changements de climat. Et c’est dans un milieu tropical qu’ont vécu ici des mollusques gastéropodes, de nombreux bélugas, des coraux et autres mégalodons, requins mesurant jusqu’à quinze mètres. Au XIXe siècle, deux géologues paléontologues ont mis en évidence, entre les dinosaures qui venaient de disparaître et l’arrivée de l’homme, des sols et des falaises qui recèlent d’innombrables trésors fossilifères marins.
Fossiles à la pelle
Menacé par l’urbanisme, les intempéries et autres indélicatesses de visiteurs, ce site aurait pu disparaître si la réserve n’avait pas été créée. Ses gestionnaires font partie d’une association dont Philippe Rocher est un membre actif, aux côtés de scientifiques, de professeurs et d’amateurs œuvrant notamment pour la préservation de ce patrimoine. Il n’est pas seulement l’animateur : autodidacte, paléontologue, il s’occupe aussi de la communication et de l’aménagement des sites en forêt. Il a succombé à « l’appel du fossile » comme il le dit lui-même « depuis tout petit », et il en est ici le spécialiste.
Au musée situé dans l’ancienne école devenue la Maison de la Réserve à Saucats, on peut admirer, à l’instar de nombreuses merveilles naturelles, un spécimen de fossile corallien qu’il a découvert à l’âge de seize ans. « C’est rare de les trouver entiers », nous explique-t-il, « mais nous en possédons un autre qui, même incomplet, pèse tout de même 50 kilos ». Il ajoute que « la présence de ces coraux coloniaux est le premier indicateur du climat ».
Surprises en vitrines
Imaginer Bordeaux telle une plage bordée de palmiers où l’on trouve des coquilles Saint-Jacques géantes, des barracudas, des raies et autres lamantins par dizaines, est pour le moins inaccoutumé.
Alors s’il est permis de s’aventurer librement dans la forêt, sur les sentiers balisés et dans le respect de la réglementation, pourquoi ne pas faire une visite guidée sur les divers sites remarquables qu’abrite la forêt ? La jolie promenade est riche en surprises, on peut se retrouver soudain nez-à-nez avec une vitrine aux contenus spectaculaires, telle une multitude de turritelles1 communes fossilisées. Ces vitrines ont été installées pour mettre en évidence, sur le parcours, les couches à plat et les conserver dans les meilleures conditions à l’abri de l’air. On peut aussi rencontrer une falaise aux différentes strates, par endroits criblée de coquillages, signe d’une tempête tropicale.
Un bruit de vagues
Pour paraphraser Isaac Newton « On n'a jamais fait de grandes découvertes sans hypothèses audacieuses ». Deux chercheurs spécialisés sont à l’origine de la découverte de différents stratotypes ; c'est cette caution scientifique qui a déclenché la création des étages géologiques ici. Ceux-ci se divisent en trois époques :
L’Aquitanien, découvert en 1858 sur le site de Bernachon par Charles Meyer (1826-1907), se situant entre –23 et –20 Ma ; le Burdigalien, décrit en 1892 à Pont Pourquey par Charles Depéret (1854-1929), datant de –19 Ma. Cette falaise en pleine forêt mesure 30 m de long sur 15 m de hauteur, et reflète l'érosion créée par la rivière Saucats qui creusa son lit durant des millénaires jusqu'à nous. Enfin, on a identifié le stratotype du Serravallien, âgé lui de –13 Ma.
À chacun de ces étages correspond une invasion maritime, appelée aussi « transgression ».
Notons que la superposition de ces couches a par ailleurs montré la présence de gastéropodes de mangrove. Philippe Rocher tempère : « Et pourtant, vous êtes quasiment au bout de l’histoire en regard de l’âge de la Terre ». Il est de 4,543 milliards d’années... C’est vrai que soudain, grâce au vent d’hiver dans les branches dénudées, c’est comme un bruit de vagues qui nous ramène à notre propre jeunesse, à celle des arbres, et aux millénaires qui portent nos pas.
Le gîte et le couvert
Les sols du site forestier de Saucats-La Brède, emplis de calcaire, d’argile et de grave ont favorisé une explosion botanique. Comme l’explique Philippe Rocher : « La diversité des plantes est liée à la diversité des sols, qui est liée aux dépôts fossilifères ». C’est une chaîne d’interactions qui permet d’observer notamment de nombreuses fougères scolopendres ; de trouver l’aulne noir pouvant atteindre 35 mètres de haut ; d’apercevoir la bergeronnette des ruisseaux qui trouve là le gîte et le couvert. Les amphibiens et les insectes ne sont pas en reste avec, respectivement, le Triton marbré et le Fadet des laiches, papillon protégé.
La forêt, essentiellement composée de pins maritimes, est bien sûr beaucoup plus jeune et si son âge, selon Philippe Rocher, reste difficile à établir, « c’est parce qu’elle est parcellaire : elle est régulièrement coupée et replantée par ses propriétaires. Ils n’ont en revanche pas le droit de creuser sur le territoire en réserve nationale. Mais « cette forêt n’est pas primaire », s’amuse-t-il, « c’est à peine si elle a deux ou trois siècles ».
Sur les 80 hectares que compte la réserve arborée, la parcelle consacrée à la géologie est réduite, « alors on laisse les arbres vivre leur vie » précise-t-il. Par ailleurs et bien entendu, il est interdit de prélever des coquillages dans la forêt.
La jeunesse, quant à elle, a toute sa place parmi les fossiles : car outre la visite du musée gratuite et accessible à tous, les enfants peuvent facilement s’identifier à des scientifiques en découvrant de vrais fossiles à l’aide de pinceaux dans des « bacs à fouilles » prévus à cet effet. Tout le monde peut s’évader en plein air grâce aux divers ateliers proposés, en pratiquant notamment l’art éphémère au beau milieu des arbres.
Après pareille aventure, on ne regardera peut-être plus un monument bordelais ou une échoppe de la même façon : parce que la pierre extraite des carrières d’ici contient du calcaire à astéries2, utilisé dans la construction de certains édifices à Bordeaux et sa région. L'abondance de fossiles est incrustée au cœur de la cité girondine, comme des côtes de lamantins, très nombreux en ces temps immémoriaux. Philippe Rocher confie en souriant : « Je les vois ! ».
1 Mollusques gastéropodes de la famille des turritellidae. Ont vécu de –145 à –205 millions d'années.
2 Roche calcaire jaune : son origine marine est attestée par la présence de fossiles.