Pas de côté

édito
Où en serions-nous si, comme les braves gens le souhaitent, tout un chacun avait suivi la même route qu’eux ? Réponse nulle part. Sans tangente, pas d’échappée, pas de découverte, pas de nouveauté, pas d’innovation, pas de progrès. Fouler les sentiers mille fois parcourus, c’est éviter les mauvaises surprises, certes, mais c’est aussi se priver de toute révélation. C’est choisir l’immobilité comme assurance, ériger la peur en mode de vie.
Il n’est pas un domaine de nos existences qui n’ait pas bénéficié de l’exigence de pionniers. « Rien n’est jamais acquis à l’homme », écrivait Louis Aragon. Justement, même l’immobilisme n’est pas une garantie tant la planète d’abord, ses vassaux ensuite tels que les nuages, les vents, les océans et consorts peuvent être imprévisibles. Nos lointains ancêtres installés entre Vézère et Dordogne il y a quelques centaines de millénaires auraient-ils donc dû faire le gros dos en attendant que les calamités se passent ? Il fallut bien à quelques-uns d’entre eux l’audace de sortir de la passivité de la cueillette et de partir en chasse, de domestiquer cette terrifiante force qu’était le feu pour se chauffer l’hiver et découvrir la cuisson, d’oser quitter les abris sous roche pour bâtir les premières huttes et se regrouper en villages. Autant de ruptures, sans doute étalées dans un temps immense, mais qui préfiguraient une marche en avant que les réactionnaires d’alors devaient sans doute dénoncer en rappelant combien « c’était mieux avant ».
Cependant, progresser ainsi, de pas de côté en pas de côté, n’est évidemment pas non plus une garantie. Briser les codes, transgresser les connaissances, sortir de sa zone de confort, expérimenter à tout va ne sont pas des conditions qui garantissent la réussite. Il ne suffit pas de s’ériger en devin ou en imprécateur de pacotille pour avoir raison. Le rejet d’une doxa dominante n’est pas suffisant pour avoir mécaniquement raison. En témoignent les mauvais prophètes d’aujourd’hui qui font de leur ancrage en-dehors des idées dominantes une justification de leurs mensonges. Ainsi, de ces « platistes » assurant mordicus que la terre n’est pas ronde et qui, pour dire qu’ils portent la vérité, prendraient volontiers exemple sur le pas de côté de Galilée. Ou de ces soutiens du faux mage marseillais de l’hydroxychloroquine englués dans une réflexion politique et une position victimaire qui les autorisent à renoncer à toute analyse critique.
Donc, si le pas de côté accompagne la plupart du temps, le meilleur, il escorte parfois aussi le pire, hélas. Quand il ne débouche pas sur des catastrophes. Marie Curie, dont la découverte de la puissance contenue dans l’atome à travers la radioactivité bouleversa le monde, annonçait une révolution scientifique et médicale. Elle ne pouvait imaginer que cela provoquerait, indirectement, l’enfer de Hiroshima et Nagasaki.
Il faut donc apprendre à se méfier autant des défenseurs de la pensée unique que des charlatans de la philosophie et de leurs illusions simplificatrices. Ce n’est pas parce que les braves gens n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux qu’il faut emprunter le chemin qui mène au précipice.
Jean-Paul Taillardas