Des chiffres à la lettre
L’apparence objective des informations chiffrées est souvent trompeuse.
Vous avez l’esprit rationnel, vous croyez que les chiffres ont une valeur incontestable, qu’ils servent à compter, mesurer la réalité, étayer le raisonnement. Erreur ! Tous ne sont pas égaux dans l’esprit des hommes. Qui se soucie de 387 894 ? Difficile à lire, à prononcer, à retenir. Dans l’infinie suite des nombres, seuls quelques uns ont la chance d’être utilisés : ceux des unités, des dizaines, éventuellement des centaines. Et parmi eux, sont privilégiés les premiers de classe : 1, 10, 100…
Tout à un euro
Allez faire un tour au supermarché. Au dessus du rayon des légumes se balance une pancarte : 1 euro. Des carottes, des pommes de terre, des endives en sachets de 500 grammes ornés d’une pastille orange fluo : 1 euro… Pas cher ! N’est-ce pas la première des unités ? Peu importe qu’au stand voisin, le kilo soit discrètement proposé à 1,59 euros. Seul se remarque le prix rond et apparemment bas.
Un euro, c’est presque rien. Vous êtes étudiant ? Cette modeste somme versée quotidiennement, permet d’acquérir un ordinateur ou de passer le permis. La durée du versement n’est pas précisée… Vous achetez toute une cuisine ? Pour un euro supplémentaire, vous avez droit au lave-vaisselle. Des lunettes ? Un euro de plus et vous obtenez une seconde paire. Le chiffre rond emporte l’adhésion, c’est celui dont on se souvient.
Des morts par millions
Certains chiffres ont une valeur mythique, en particulier pour la mémoire collective. Rien n’est plus précieux que la vie. Une mort violente est un drame dont le coupable doit être puni. Que penser de mille morts et, plus encore, de mille fois mille morts, c’est-à-dire un million ? C’est pourtant en millions que se comptent les victimes des massacres du XXe siècle : Arméniens, Juifs, Cambodgiens, Tutsis… Les situations sont différentes, les chiffres d’autant moins avérés que ces crimes ont lieu sur des populations sans état-civil constitué, que la famine, les épidémies s’ajoutent aux exécutions. Le mot « million », ici, signifie en réalité quantité innombrable. Il signe le génocide, donc pour les survivants ou leurs descendants, la possibilité d’obtenir une reconnaissance par la communauté internationale. Il est une garantie contre l’oubli.
La valse des milliards
Depuis l’éclatement de la bulle financière en septembre 2008, le milliard devient une unité de compte usuelle. 100 milliards de dollars fournis aux organismes de refinancement hypothécaire Fanny Mae et Freddy Mac, 30 milliards supplémentaires pour General Motors. 1 000 milliards de déficit budgétaire aux États-Unis... En France, l’État garantit les banques jusqu’à 320 milliards d’euros, leur prête 20 milliards. La Société générale engrange 2 milliards de bénéfices, BNP 3 milliards… Que de chiffres simples. À croire que quand c'est rond, c'est carré. Comment y est-on parvenu ? Par estimations ? Valeurs approchées ? Arrondis ? Simplifications ? Personne ne le précise. Pour le simple citoyen, des sommes aussi énormes restent difficiles à imaginer, mais elles ne sont pas virtuelles.
Voyez le cas du déficit budgétaire français prévu pour 2009 : 86 milliards d’euros plus 14 pour la Sécurité sociale, soit 100 milliards d’euros. Si vous lisez la somme ainsi présentée, l’affaire est peu impressionnante : un 1 et deux 0. Elle a une autre tournure lorsque vous la décomposez en 100 000 millions ; plus encore si vous l’écrivez en entier : 100 000 000 000. La réalité prend corps lorsque ce total est divisé par le nombre de Français. Vite votre calculette. Hélas, elle refuse d’afficher plus de sept 0. Papiers et crayons s’imposent pour un calcul à l’ancienne : 100 milliards d’euros divisés par 64 millions d’habitants font un déficit de 1 562 euros par tête pour la seule année 2009. La somme cesse d’être imaginaire, elle se glisse dans les habitudes mentales puisqu’elle correspond au salaire mensuel médian des Français. Et le taux d’emprunt ? Une bonne affaire : 4% seulement mais le total s’élève à 4 milliards d’euros.
Face aux chiffres, grands ou petits, la méfiance s’impose. Gardez l’échelle des valeurs, faîtes des comparaisons.
Claude Ribéra-Pervillé
(avril 2009)