Paroles de télé

Le Vigean dont jadis l’Ordre de Malte fut le seigneur foncier est aujourd’hui un quartier eysinais en pleine expansion. Là, le Café du Médoc arbore sa sympathique enseigne.

Louis le romantique, patron du café du Médoc (D. Sherwin-White)
Louis le romantique, patron du café du Médoc (D. Sherwin-White)

  

Revue des curiosités, L’Observatoire a souhaité mieux connaître les nombreuses activités de ce bar tabac PMU. Un témoin insolite a bien voulu se confier, peut-on encore s’interroger sur l’âme des objets inanimés quand c’est un modeste téléviseur qui s’exprime ?

 

Travail à la chaîne

« Hardiment perchée sur une étagère, je surplombe personnel et clients. Panasonic pure souche, je suis la télé de Équidia la sacro-sainte chaîne des courses hippiques, à ne pas confondre avec l’autre appareil cantonné dans le jeu Amigo.

Authentique vigie, incontestable centre d’attraction de la salle, mon écran plat offre les images du monde des chevaux à des parieurs qui piaffent d’impatience.

Il m’en a fallu du temps pour me familiariser avec un jargon d’initiés qui associe multiple, couplé, quinté, attelé, galop, trot. J’ai dû aussi assimiler une géographie particulière où l’on sillonne l’hexagone en fonction de ses hippodromes : Saint-Cloud, Chantilly, Enghien, Vincennes ou autres Cagnes-sur-Mer.

Les joueurs sont souvent des habitués du quartier encourageant jusqu’à l’hystérie collective la monture de leur choix. La course suscite une tension extrême, l’anxiété, palpable, se traduit par l’intensité du regard, la fébrilité par des gestes saccadés. On se ronge les ongles, on crie, on abreuve d’insultes le jockey défaillant, on monte sur ses grands chevaux en somme.

Un brin cavalier tout ça !

L’étude du jeu s’appuie sur Paris-Turf et la rubrique hippique de Sud Ouest dont les exemplaires jonchent les tables. Parfois des tuyaux et le bouche à oreille entraînent des mises surprenantes sur un canasson. Qu’il gagne, c’est l’explosion de joie et …  des rapports substantiels. »

 

Une équipe qui gagne

« Louis, un bourguignon de 40 ans au physique romantique est le patron du Café du Médoc, depuis 2006. On l’imagine bien dans des rôles à la Gérard Philippe le Lorenzaccio de Musset par exemple. Normal, il a fréquenté le cours Florent avec Édouard Baer et, comédien amateur, a côtoyé Danielle Darrieux dans Jalna. Il évoque avec modestie son implication dans l’accompagnement des enfants handicapés, autistes notamment et avoue qu’aujourd’hui un bar qui ne fait pas tabac ou PMU est voué à une mort certaine.

Louis n’est pas seul, j’observe avec amusement Anne-Laure fine blondinette à la grâce de Tanagra, Gaétan le bouliste, un Tintin à la gouaille toute parisienne et la petite dernière Julia qui ouvre la matinée.

Assurer le service au comptoir, passer rapidement au débit de tabac, enregistrer inlassablement les paris des joueurs sur le terminal, multiplier les incursions sur la terrasse, c’est un ballet incessant qui m’étonne toujours. »

 

Garçon l’addiction !

« Vous serez sidérés par la maturité intellectuelle d’une petite télé si elle dénonce la dépendance découlant de ces activités tellement décriées. Louis en est conscient et doit parfois intervenir pour modérer les excès de certains clients. Le comptoir du bar recèle bien des dangers et comme le précise le slogan, les serveurs veillent à éviter les abus de consommations alcoolisées entraînant la responsabilité du patron. Pour ma part, je constate qu’une grande convivialité règne dans cet établissement, ceux qui viennent boire un verre ne sont pas des poivrots, café et bière restent leurs boissons préférées.

Mais les tentations y sont nombreuses, les jeux Black Jack, Astro, Solitaire ou Bingo, nés de l’imagination de la puissante Française des Jeux, sont prisés des « accros ».

A-t-il le don d’ubiquité celui-là qui gratte frénétiquement son Black Jack tout en consultant du coin de l’œil les deux téléviseurs ? Il attend le tirage d’Amigo et a aussi parié sur un cheval. Amigo, c’est ce jeu à l’essai dans la région et qui connaît quelques ratés, il a remplacé Rapido qui sévissait de 5 heures à 1 heure du matin avec un tirage toutes les 2 mn 30, à raison d’un euro la mise, je vous laisse faire le calcul. Cyniquement la Française prévient sur l’écran et sur les bulletins : « Jouer comporte des risques de dépendance et d’isolement. »

Les classiques Loto et Euro Millions ont leurs partisans et Parions Sport s’offre depuis peu aux footeux. Mais c’est le PMU qui est le jeu phare, les parieurs arrivent bien avant le départ du quinté et ne partent qu’à la dernière course programmée. Dans leur recherche désespérée du « gros coup », certains dépassent leurs possibilités financières, Équidia anéantit souvent leurs illusions. Alors on emprunte autour de soi pour tenter à nouveau la chance et le distributeur de la banque d’en face reçoit de furtives visites.

«  Comme si une chute profonde pouvait mener vers le plus grand bonheur » disait William Shakespeare. »

 

 

 

Coup de tabac

« Au débit de tabac où le paquet de Marlboro est roi, on se presse pour acheter les précieuses cartouches de cigarettes avant l’augmentation de 6% qui se profile, soit une recette supplémentaire de 660 millions d’euros pour l’état. Un constat : 85 % d’augmentation en dix ans et aucune diminution du nombre de fumeurs, souvent les plus démunis.

Là aussi l’hypocrite conseil : « Faites-vous aider pour arrêter de fumer », figure en bonne place. Cette clientèle brave les difficultés de stationnement sur la route du Médoc et doit fendre l’attroupement massé sur la terrasse. Mini manif, incident ? Ce ne sont que des fumeurs qui savourent la clope salvatrice. L’arrivée de l’hiver ne rebutera pas ces compagnons d’infortune. »

 

Mixité sociale

« Majoritaires dans la population, les femmes occupent ici une place dérisoire à l’exception notoire du tabac où elles confirment la tendance et concurrencent la gent masculine.

Aragon dit : « Ceux qui n’ont pas d’amour habitent les cafés. » Xavier Dorsemaine, auteur bordelais pense que : « Les amitiés de comptoir dépassent rarement le seuil de la terrasse. »

Louis réfute ces propos et affirme que nulle part ailleurs on ne retrouve pareille mixité sociale.

Ainsi cet ancien médecin, adepte du Rapido, voisine avec l’immigré, le beur, le chômeur ou le retraité. Des ouvriers en déplacement, un patron de PME, un militaire en retraite viennent dans un rite immuable clôturer leur journée au bar du Vigean. Un aumônier, un ancien directeur des ressources humaines et un militant syndical formaient un trio insolite seulement dissocié par le décès du prêtre. Et comment ne pas évoquer ces femmes et ces hommes qui, en fauteuil roulant quittent le Centre de rééducation de la Tour de Gassies pour rejoindre… l’hospitalier Café du Médoc.

Ici on refait le monde, on échange les dernières blagues, on entame des discussions enflammées autour des retraites, du football et dans l’impopularité Raymond Domenech et Nicolas Sarkozy rallient bien des suffrages, comme si le verdict du comptoir reflétait celui de la rue. »

 

Rencontres

« Élevée dans la foi cathodique, j’adore les parieurs qui ont les yeux rivés sur moi, heureuse quand ils exultent, je m’attriste quand dans un juron, ils chiffonnent le ticket perdant.

Je plonge parfois dans le regard mélancolique de ce septuagénaire solitaire qui doit avoir la nostalgie du billard et des joueurs de belote des bistrots d’antan. Dans cette curieuse galerie de portraits, je regrette surtout Boubou, anarchiste et philosophe, autodidacte à la culture confondante.

Peut-on reprocher à ces hommes de rechercher une chaleur que leur refuse la sècheresse d’un foyer ou la pression exacerbée d’une entreprise ? Il n’est que de rappeler les résultats d’une enquête menée par l’IFOP et un célèbre brasseur : 40 % des Français vont dans un café au moins une fois par mois, à cette occasion 84 % d’entre eux engagent le dialogue avec le patron ou le serveur, 71 % avec des inconnus. Gardons-nous des idées reçues et des à priori, ne clouons pas au pilori les gens qui fréquentent des lieux où la haine et le racisme sont rejetés.

Alors que répondre à Aragon sinon par une citation de Jean-Jacques Rousseau :

« J’aime mieux être homme à paradoxe qu’homme à préjugés. »

Ce vibrant plaidoyer a épuisé la petite télé. Au bord de l’implosion, elle rend l’antenne. À vous l’Observatoire !

 

Claude Mazhoud

 

 

Café du Médoc

94 route du Médoc

33320 Eysines