Du noir au rouge

Une peinture messagère des convictions et des ressentis.

 

De la honte à être une bourgade ? Point. De la fierté à être Jean-Albert Bourgade ? Certes. Mais il n'en a point. Il vient d'un de ces coins du Sud-Ouest qui fleure bon le Vert Galant et les Cadets de Gascogne et de Casteljaloux chers à Rostand (d'ici ou d'ailleurs...). D'eux, il a la prestance, le port « beau », le sourire, l'enthousiasme et la barbe. Cependant ni bretteur, ni hâbleur, il ne livre ses secrets qu'à travers sa peinture et s'il surprend, qu'importe « l'artiste est là pour déranger, sinon ça n'en vaut pas la peine ».

 

Et si...

Les hasards de la vie font parfois bien les choses. Si, enfant, Jean n'était pas entré un jour, avec son père, dans l'atelier de Jean Roquelaure, l'homme qui « faisait des images ». Si, clown et Christ de Rouault découverts par hasard ne l'avaient hanté. Si en 68, étudiant en lettres hispaniques, il n'avait délaissé quelque peu l'université pour courir pendant trois ans vers l'atelier de Robert Mathias, grand ami de Bissiere. Aurait-il éprouvé un pareil intérêt pour les techniques anciennes ? Se serait-il investi jusqu'à rencontrer Robert Bétria, le célèbre restaurateur du Christ en croix de Rembrandt de l'église du Mas ? Et serait-il devenu pendant des années un self-made restaurateur de tableaux ? « Un travail passionnant qui m'a beaucoup apporté et auquel il m'arrive encore de me livrer. » Trumeaux et autres peintures du XIXe siècle vous relèguent un peu dans de sombres palettes. Jean changeait, sa vie se transformait, la lumière lui manquait.

 

Et ensuite...

Cupidon et son arc sont passés par là, l'art ne nourrit pas toujours son homme. Il a fallu choisir. Jean n'a brûlé ni ses meubles ni ses toiles, il est entré dans l'administration. Travail le jour, peinture la nuit ; un samedi, il se rend au cirque avec son fils. Quels souvenirs émerveillés il garde de ceux de son enfance ! Hélas, il ne retrouve rien, ni les sons, ni les odeurs, ni les couleurs. À peine rentré, il jette sur la toile le Blanc, le Rouge, le Jaune et le Bleu qu'il a cherchés en vain. Le lendemain soir ses clowns sont terminés. Bientôt ils vont se perdre dans un fantastique mouvement où artistes et acteurs fusionnent en un tintement de couleurs. Ecoutez monter la musique aigrelette de La Strada ! Monde du rire ? Monde perdu. Puis arrive le Noir. Noir à l'âme, misère noire, bêtise noire, obscurantisme, injustice, dérive d'un monde qui ne sait où il va « Que resterait-il si tout était appelé à disparaître ? » s'interroge l'artiste. Le pinceau noir empreint des primitifs, de Goya, Rouault et autres CoBrA, se lève et couvre les toiles de noirs étranges que des blancs blafards rendent plus tragiques encore. Essayez de soutenir les regards énucléés des Chinchillas bâillonnés qui hurlent à vos yeux et à vos oreilles, d'une voix blanche no mueren los chinchillas. Sur d'autres toiles, se tordent des corps décharnés, démusclés, dépulpés, on croit entendre Villon. Cris de vies chaque jour plus difficiles. Surviennent les terribles incendies du Portugal. Sur les tableaux, jaillit le rouge que la lave de feu déverse sur les troncs tordus des forêts à l'agonie. Rouge et noir, ultime témoins de vie dont les yeux ne peuvent se détacher.

 

Et maintenant

Avril 2014, Marie-Thérèse François-Poncet remet à Jean Bourgade la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres décernée en 2009. Suit une exposition de trois mois en l'église des Jacobins où l'œuvre de l'artiste se déroule, dans sa quasi intégralité, sous les yeux écarquillés des visiteurs. Trois mois, c'est long. Jean ne peut plus regarder sans être pris de doute. Pourtant, en ce joli mois de mai 2015, il raccroche des toiles à la porte d'Agen. Une vielle bâtisse à pigeonnier, une grande pièce claire aux poutres de chêne. Entrez, les nouvelles œuvres sont là. Des cieux qui se confondent avec la plage, des paysages ou vous hésiterez entre feuilles et nuages, de minuscules oiseaux sur des fonds incertains mais où est l'horizon. Revoilà le jaillissement des flammes toujours aussi vives du Portugal. Enfin les barrières noires chères à Jean, éclaboussées d'œillets ? De pompons ? D'éclairs de couleurs ? Du rouge nacarat. Qu'y verrez-vous ? Peu importe. Vous repartirez enrichis car « la peinture appartient à ceux qui la regardent. » Alors merci Jean pour ces précieux sésames.

Dany Guillon