Une gabare à Bordeaux

Tous sous le plus grand pont levant d’Europe

 

Le jour de son inauguration, le pont Chaban-Delmas put contempler de toute sa hauteur un ballet nautique auquel avaient été conviés les bateaux régionaux, en une escorte gracieuse autour du fameux Belem, la star de la marine à voiles française. Insigne honneur, s’y trouvait un voilier qui n’est pas encore revenue de sa surprise.

La gabare Les deux frères
La gabare Les deux frères

L’annonce faite aux Deux Frères

« C’était par un bel après-midi d’avril », raconte la gabare des Deux Frères. « Je somnolais paresseusement dans un rayon de soleil, nichée dans l’estey où les charpentiers du chantier Tramasset (un des rares chantiers navals existants, classé à l’inventaire des monuments historiques) m’avaient mise à l’eau au début du printemps. L’hiver, ils m’avaient carénée et repeinte avec tout le soin apportée à une grand-mère. Je dois avouer que, si je ne fais pas mes 20 ans, je suis la réplique de la gabare dont je porte le nom qui, elle, était née en 1892, et il m’arrive de m’identifier à mon ancêtre.

  Soudain, je tendis l’oreille : Bernard et Étienne, deux dirigeants, parlaient de moi. Je distinguai le mot Bordeaux, amorti par le clapotis de l’eau sur ma coque. Ma mâture sursauta de bonheur : un voyage se préparait. »

Effectivement, dès le vendredi 15 mars, le bateau regagna la métropole girondine, emmenant à son bord une vingtaine de passagers invités aux festivités données pour l’inauguration du nouveau pont. Ils assistèrent au feu d’artifice gigantesque offert par la ville de Bordeaux, puis la gabare fut ramenée au ponton d’honneur pour y passer la nuit.

Le grand jour

Au matin du 16 mars, les quais sont déserts lorsque l’embarcation de bois est tirée de sa torpeur. « Brr, il fait frisquet, s’exclame-t-elle, mais je vois arriver de la compagnie. Amandine, la gentille messagère, avait stipulé :" Soyez ponctuels, la marée n’attend pas ! " De fait, mon pont se recouvre rapidement de personnes emmitouflées, les joues rouges et la mine épanouie de ceux qui se préparent à un événement heureux qu’ils appellent l’inauguration.

  À 9 heures tapantes, mes deux pilotes, Éric et François, se mettent aux commandes et je m’élance sur les eaux d’acier du fleuve. Je suis bientôt rejointe par la vedette du port et d’autres navires. En habituée, je réalise que nous allons nous livrer à des ronds dans l’eau. Un tantinet cabotine, j’aime me donner ainsi en spectacle…Le temps est minuté, je sais que le ballet sera parfaitement orchestré et je tremble d’impatience, sous la brise légère. »

La gabare Les Deux frères participe à la parade sur la Garonne lors de l'inauguration du pont J. Chaban-Delmas, le 16 mars 2013

Bientôt, le pont levant se profile : superbe, unique, étincelant, il dresse ses quatre pylônes vers un ciel qui prend lentement des couleurs azurées, car toutes les chances ont été réunies pour la réussite de ce moment à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de Bordeaux. Son tablier, miracle de technologie, a pris progressivement sa position haute. Ayant repris son souffle, la gabare s’extasie : « Ouah ! Un pont qui se lève à mon arrivée ! Je suis donc si importante ? Il me semble que le drapeau du Conseil général qui orne mon mât l’a frôlé ! D’ailleurs, mes passagers en sont restés muets d’admiration…

 

 Et voici mon vieux copain, le Belem, qui me salue de ses trois voiles déployées. Pour ne pas être en reste, Emmanuel déploie aussi mon grand foc et nous nous hâtons de refranchir la ligne à l’aplomb du pont Chaban-Delmas (j’ai appris son nom par des indiscrétions). Il est 10 h 30 et c’est le Président de la République en personne qui va couper le ruban tricolore. Nous ne pouvons pas le voir, mais quelle émotion lorsque retentissent à la fois les sirènes de tous les bateaux présents et les vivats de la foule ! J’en frémis de la proue à la poupe. »

Le Belem conduit la parade sur la Garonne

Texte et photos d'Any Manuel