Le Chili aux portes du Médoc

À Eysines, l’avenue de la Libération s’ennuie ferme quand le restaurant Valparaiso vient colorer d’une touche latino le classicisme du centre-bourg.
       

Jorge et Jeannette, des Chiliens à Eysines, devant leur rêve ( D. Sherwin-White)

Juin 2014, Jorge, 56 ans et Jeannette, 51 ans, matérialisent enfin leur rêve, ils ouvrent un restaurant à Eysines. Le couple chilien qui entend alors dispenser la culture culinaire de son pays aux Eysinais, s’est confié sans détour à L’Observatoire.

L’amour en terre girondine
En 1980, à 17 ans, Jeannette Vasquez quitte Santiago pour rejoindre Bordeaux avec trois de ses frères et sœurs, leur mère, Flor Carmen est déjà là depuis un an avec ses deux autres enfants. 1981, Jorge Peña, navigateur de 23 ans, natif de Valparaiso, transite par la Grèce, fait escale à Marseille et débarque à Bordeaux. Tous fuient la sanglante dictature du général Pinochet, après le coup d’état de 1973 (3 200 morts ou disparus, 38 000 torturés). Ils font partie des 900 000 compatriotes exilés dont 15 000 réfugiés politiques en France. Les Sud-Américains se fondent dans le paysage bordelais et une communauté chilienne forte de 2 000 membres. C’est ainsi que Jorge et Jeannette font connaissance lors d’une soirée à Talence où la jeune fille danse dans un groupe folklorique de son pays. Leur cœur s’embrase et ils unissent leurs destinées en juin 1986. Jeannette dont les traits trahissent des origines amérindiennes, assimile parfaitement la langue française : « Cela m’a permis d’être embauchée comme aide-soignante à la Polyclinique Jean Villar où j’ai appris sur le tas, j’y suis restée 25 ans ! ». Jorge, au physique plutôt ibérique, multiplie les petits boulots avant d’entamer une carrière de plaquiste-peintre, il a conservé la nationalité chilienne alors que Jeannette et leurs trois enfants sont Français. Férus de Pablo Neruda, ils n’ont pas oublié Tito Fernandez, le chanteur populaire, ni Amparo Ochoa, la mythique interprète mexicaine, mais leurs yeux brillent lorsqu’ils évoquent la découverte du Lac des cygnes ou de Ludwig Van Beethoven, car l’opéra leur est devenu familier.
Toutefois, le temps n’a pas fait son œuvre, Pinochet, la junte militaire et ses exactions, « l’assassinat » de Salvador Allende, la plaie n’est pas cicatrisée, la franco-chilienne voue même encore, une rancune tenace aux conquistadors du XVIe siècle.

Des latinos aux fourneaux
Pour Jorge : « Le Valparaiso c’est un hommage au port, la petite San Francisco, la perle du Pacifique comme l’appelaient les marins étrangers, un port qui a décliné après la construction du canal de Panama. Nous avons abandonné nos métiers respectifs pour mettre en valeur notre cuisine traditionnelle sans prétendre rivaliser avec Chez Alicia, le Santiago des Capus, QG des Chiliens de Bordeaux. »
Au Valparaiso, l’éventail proposé est large : cazuela, asado, humitas, empanadas, poissons et fruits de mer, les desserts, alfajores, sopalpillas ou les vins issus de cépages français, des soirées musicales à thèmes sud-américains agrémentent les repas. Jeannette poursuit : « Nous avons pu le faire au début avec l’aide de notre fils Jorge lorsque du personnel municipal, maire en tête, venait déjeuner chez nous, et surtout, lors des passages de l’École Alexis Sanchez, le footballeur d’Arsenal. Ainsi, en septembre, 80 ados chiliens en tournée en Europe ont envahi le restaurant, mais le plus souvent ce sont des ouvriers des chantiers du tram qui viennent le midi, nos menus sont alors moins ambitieux. »
La réputation de torpeur du centre-bourg n’est pas surfaite et explique les difficultés des commerces du quartier, c’est pourquoi, usés par trois années expérimentales, les Peña viennent de vendre le Valparaiso dont le nouveau propriétaire doit prendre possession prochainement.
En Février, ils passeront quelques mois au pays où ils ne sont retournés que deux fois. Leur départ sera-t-il définitif ? Jeannette, très ferme, tranche : « Au Chili, avec Michelle Bachelet, la démocratie a repris ses droits mais notre vie s’inscrit désormais sur le sol français. Plus Français que chiliens, nous n’utiliserons pas le programme El retorno par lequel 6 000 chiliens sont rentrés chez eux.
La France est le pays des droits de l’homme et une terre d’accueil ! Durant ces quelques mois, nous aurons insufflé notre esprit latino avenue de la Libération. »
Un dernier regard sur l’enseigne le Valparaiso, un petit pincement au cœur, le Chili est en nous…

Claude Mazhoud