Requiem pour un port

Bordeaux offre aux regards l’harmonieuse façade de ses quais et le fleuve, imperturbable, dessine toujours son croissant. Il manque pourtant quelque chose à cet idyllique tableau.

 

Au début des années 60, André est employé transitaire dans une agence maritime d’import-export. Alors, l’activité portuaire bat son plein, les quais grouillent d’une impressionnante force de travail, les dockers, des grutiers manœuvrent sur la Garonne, l’appel du large est perceptible du hangar 1 aux bassins à flots. Aujourd’hui, André souffre d’une lourde absence et dénonce : « Bordeaux, qu’as-tu fait de ton port ? » Il s’est confié à L’Observatoire.

 

L’Observatoire : D’où vous vient cet amour pour le fleuve ?

André : Depuis ma tendre enfance, les longues promenades en été vers la passerelle Eiffel, le franchissement à pied du pont de pierre pour la Bastide, des parents dockers, un oncle qui contribua à édifier la base sous-marine mais c’est mon expérience de deux ans dans l’import-export qui a exacerbé ma passion pour le port.

 

— Parlez-nous de votre activité professionnelle à l’agence maritime Vairon au 81 quai des Chartrons !

— J’abandonne mes études pour débuter à 18 ans comme commis de quai. Mon travail consiste à faire conformer nos permis d’embarquer et de débarquer à l’hôtel des douanes. Le commissariat du port me délivre une carte d’accès me permettant de surveiller l’embarquement ou le débarquement de nos marchandises et d’assurer les vérifications demandées par les douaniers. Pour ces activités, je circule à vélo.

 

— Que découvrez-vous dans cette agence ?

— Je croque une pittoresque palette de personnages : un directeur paternaliste, un employé principal véreux qui sera licencié, un gendarme à la retraite garçon de courses, une jolie comptable, un déclarant en douane que je seconde lors de mes haltes au bureau. L’être le plus fascinant est un quadragénaire, véritable historien de Bordeaux et de son port.

Il a dévoré l’œuvre de Camille Jullian et me dit tout sur le faubourg des Chartreux, sur Pierre Mitchell et sa grande verrerie, sur le négociant Barton, le courtier Lawton, sur David Johnston et sa manufacture de faïence et de porcelaine à Bacalan.

 

— Quels sont vos rapports avec la douane ?

— On peut parler de méandres : à l’hôtel des douanes, l’aspect revêche de la plupart des fonctionnaires m’incite à passer par le guichet d’une belle martiniquaise qui conforme mes permis sans même les compulser. Sur les quais, la première vérification demandée concerne des barils de brandy en partance pour des destinations exotiques car nous échangions beaucoup avec l’Afrique (Port Gentil, Cotonou, Conakry). À l’aide d’une pipette, je dois prélever et fournir des échantillons du précieux nectar à l’inspecteur des douanes mais remplir aussi des bouteilles tendues par des duettistes en uniforme, l’agent de la paix et le douanier de faction devant les grilles du port.

 

Vous semblez apprécier le monde des dockers ?

— J’en garde un grand souvenir. Parmi ces costauds aux « gueules infernales », un certain Roland Tylipski, gaillard à la quarantaine rubiconde, ancien joueur des Girondins qui s’avéra un merveilleux cicérone tant sur le quai … qu’à la cantine des dockers. Ils n’étaient pas des anges mais avaient un sens affirmé de l’honneur, pour eux amitié, solidarité n’étaient pas de vains mots, ces valeurs ont peut-être fait naître une vocation syndicale. Beaucoup ont disparu, d’autres sont victimes de l’amiante. À l’emplacement de la maison écocitoyenne se trouvait le bureau central de recrutement de la main d’œuvre. Les dockers, dont le statut fut reconnu en 1947, s’y rendaient deux fois par jour pour y chercher du travail quotidien. J’y pense à chaque passage car ces travailleurs constituaient la part vulnérable et flottante de la main d’œuvre.

 

— Vous évoquiez un employé véreux, les pratiques douteuses étaient-elles courantes ?

— J’ai toujours refusé de participer au pillage organisé des colis entreposés dans notre magasin, ceci sous les railleries des anciens. C’était la découverte de la duplicité des hommes en civil ou en uniforme. Dans un univers aussi opaque, les eaux du fleuve semblaient d’autant plus grises …

 

— Quels étaient vos partenaires professionnels ?

— Si les Chartreux avaient leurs chapelles, les Chartrons avaient leurs points de ralliement, la maison Balguerie, la Transat, les Chargeurs réunis, Worms … D’autres endroits stratégiques, plus légers existaient, le Bar Castan, le Floride, l’Andalucia. On y percevait parfois quelque accent yankee, il s’agissait de G.I. qui trompaient là leur ennui avant que le Général ne leur indique la sortie. Là aussi, il fallait que le soldat Ryan se sauve …

 

— C’est alors que votre expérience tourne court ?

— Pour cause de départ au service militaire où je fais connaissance avec les quais de Bône en terre algérienne. À mon retour, 25 mois plus tard, l’agence a fermé, je tourne la page.

 

À quoi attribuer ce bilan mitigé des activités portuaires ?

— Je ne suis pas économiste, on m’a bien parlé de la crise pétrolière des années 70 puis d’un regain fugace, ce que je constate c’est que l’un des plus grands ports français est devenu un petit port régional et qu’il s’est concentré sur le site de Bassens. Il fait désormais pâle figure par rapport à Nantes, La Rochelle et même Bayonne.

 

— Bassens possède de puissants moyens de manutention et de stockage !

— Bien sûr, mais ce site n’a pas la dimension d’un grand port maritime. Où sont les paquebots, où sont les cargos sur lesquels j’ai voyagé dans mon imaginaire ? La vision des Bassins à flots est pathétique.

 

— Les bordelais se sont appropriés les quais et l’accès à la Garonne !

— Vous parlez sans doute de la destruction des hangars et des grilles. Ces grilles ont été dressées dans l’entre-deux-guerres entre la cité et la rade, elles préservaient une activité portuaire qui atteint un tonnage de 14 millions de tonnes en 1972. Les gains de productivité affichés ne résultent que des suppressions d’emplois, refrain connu. Le spectacle le plus désolant reste pour moi celui de ces sinistres hangars vidés de leur substance, comme des usines désaffectées. La destruction du hangar 1 en 1980 est encore dans ma mémoire …

Jean de la Ville de Mirmont a écrit L’horizon chimérique. Pourrait-il dire aujourd’hui « Je suis né dans un port », celui qui, contrairement à Montaigne et Mauriac, a sublimé l’appel du large ?

 

— La population parait apprécier ce nouvel aspect des quais !

— Nous assistons à une « boboïsation » de la ville, les abords du fleuve n’y échappent pas. On a livré des quais sans bateaux, la base sous-marine construite par 3000 républicains espagnols dont certains ont péri, coulés dans le béton, est désormais dans l’indifférence, un lieu de loisirs et de culture …On a même accueilli le Caesar de Jeanjan sous les hangars.

Le quai des Marques vous parait-il être représentatif de la mémoire du port ? Signe des temps, à l’emplacement de l’agence Vairon, on trouve désormais Surf Skate Snowshop comme un symbole.

 

— Le Colbert n’est plus là …

— C’était une verrue dans un magnifique décor mais même figé, ça restait un navire.

 

— Pour conclure, quel avenir voyez-vous pour ce port ?

— On ne peut parler que de Bassens et d’Ambès* où je souhaite que, compte tenu de leur accessibilité, le trafic reprenne avec des tonnages dignes d’un port. Je suis pourtant pessimiste et je rejoins l’avis de nombreux sociologues, les hommes politiques bordelais n’ont pas de culture maritime.

Alors j’ai envie de citer le poète qui admirait les bateaux dans le port de la Lune et dont la tombe est abandonnée au cimetière protestant, rue Judaïque, Jean de la Ville de Mirmont.

  « Le couchant emporta tant de voiles ouvertes

Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts. »

 

Claude Mazhoud

 

Sources :

Économie du département de la Gironde

Marie-Claude Belis-Bergouignan

Bordeaux métropole régionale

Pierre Laborde

L’horizon chimérique

Jean de la Ville de Mirmont

Bordeaux naguère

Michel Suffran

 

*Le Port autonome de Bordeaux est constitué de 6 pôles : Bordeaux, Bassens, Ambès, Pauillac, Blaye et le Verdon.