Le bordeluche est mort

Le parler bordelais, pichadey ou bordeluche ne concerne plus qu'une poignée d'adeptes, son histoire est pourtant passionnante.

Guy Suire, chantre du bordeluche  (photo de Laurent Theillet)

La plupart des vieux Bordelais, même s'ils ne le parlent pas, comprennent le bordeluche, ils n'ont pas pour autant transmis aux générations actuelles la soif de connaître ce parler populaire.

 

Naissance d'un sabir

Le Burdigala gaulois parle latin pendant cinq siècles puisqu'on parle souvent la langue des vainqueurs et puis, le latin explose pour donner le jour au gascon, un dialecte occitan. Durant trois siècles, Bordeaux subit l'occupation anglaise, là, le vainqueur n'impose pas sa langue, mieux, le gascon devient la langue officielle. Quand l'armée française met un terme à la domination anglaise, le peuple et les commerçants utilisent le gascon, seuls les documents officiels sont rédigés en français, cette langue envahit alors lentement le gascon qui s'appauvrit pour devenir une sorte de patois.

À la Renaissance, on ne parle plus gascon sans parler réellement français, le gascon, marginalisé, trouve alors refuge dans les campagnes et les quartiers populaires de la ville, ce jargon c'est déjà un peu du bordeluche.

Mais voici que plusieurs vagues d'émigrants ibériques arrivent à Bordeaux : d'abord les Juifs chassés par l'Inquisition, puis dès 1813, ceux qui fuient les guerres carlistes, enfin les réfugiés de la guerre civile de 1936, ces générations d'Espagnols vont enrichir le bordeluche, cet espéranto de ville selon Guy Suire. Aujourd'hui encore, bien des bordelais emploient des mots dérivés de l'espagnol, prononcent les lettres muettes en fin de mot (t) et ont une accentuation forte des s finaux.

Le domaine privilégié de ce sabir restera le marché des Capucins, le quartier Saint-Michel et les marchandes des quatre saisons, ce vocabulaire devenant aussi celui des maraîchers, des viticulteurs et des commerçants.

 

Les chantres du pichadey

Quand on sait que Victor Hugo a consacré un chapitre entier des Misérables à l'argot, que le slang est respecté en Angleterre et aux États Unis, pourquoi le bordeluche n'aurait-il pas ses fervents défenseurs ? Théophile Gautier en avait eu l'agréable révélation lors de ses séjours bordelais, Robert Escarpit, billettiste renommé du Monde l'appréciait en connaisseur, mais ce sont d'autres girondins qui s'en feront les chantres et véhiculeront le pittoresque parler.

Ainsi Meste Verdié, poète populaire du début du 19e siècle il a immortalisé le personnage de Cadichonne et a été fêté par l'Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Bordeaux ; Ulysse Despaux, comédien et chansonnier du début du 20e siècle dont la réputation dépassa les murs de sa ville natale quand il se produisit au Chat Noir parisien ; Tichadel, un truculent comique et ses revues célèbres. Comment ne pas évoquer Georges Coulonges qui, avant d'être écrivain et parolier de Jean Ferrat (Potemkine) fut à la radio le receveur Julien.

Toutefois, celui qui a permis à cet idiome d'être popularisé dans les années 70, reste Guy Suire, le bordeluche était sa religion, dont son théâtre l'Onyx était le temple, il en était le grand prêtre. Pendant plus de 40 ans, le verbe local a triomphé dans ce petit théâtre, Guy Suire a également alimenté les colonnes de Sud Ouest avec sa rubrique Les mots d'ici.

Nicole Lucas, marchande des Capucins, est sans doute la dernière caisse de résonance de ce parler coloré et de ces mots porteurs d'une histoire et d'une identité.

Bordeaux, ses intellectuels, ses élus ont-ils tout fait pour sauver le bordeluche ?

Une rue de l'ancienne cité Claveau porte bien le nom de Meste Verdié, depuis 1926, la statue d'Ulysse Despaux trônait place Saint-Michel, pourquoi l'avoir déplacée rue Gaspard Philippe ?

L'Onyx a cédé sa place à l'Inox, Guy Suire s'est tourné vers ses autres passions, la tauromachie et le cinéma taurin. Les effets de mode, l'invasion informatique ont imposé le franglais là où trois siècles d'occupation avaient préservé le gascon.

Aujourd'hui, on maltraite allègrement la langue de Molière et on abandonne les langues locales, ce sont des cultures qui se perdent.

On vient de reléguer le bordeluche au rang de langue morte.

Claude Mazhoud            

Sources : Le parler bordelais de Guy Suire