Histoire d'oeufs, histoire d'eau

 

Qui aurait pensé, il y a quelques années, à associer le mot caviar aux saveurs d'Aquitaine ?

 

Le khaviar (porteur d'œufs) évoquait la Perse et ses mystères, le tchiornaîa ikrà, la Russie et ses longs fleuves. François Rabelais, en 1553, parle déjà de caviat dans le Pantagruel et Cervantès, dans Don Quichotte, vante la qualité du caviar pressé. Quant à l'Encyclopédie, elle le définit en 1751 comme un produit commercialisé en Russie.

 

Au fil de l'eau

Autrefois, sur les bords du Don, du Dniepr ou du Danube, les paysans capturaient des esturgeons. Au retour des pêcheurs, double aubaine : un poisson sans arêtes à la délicieuse chair blanche et des œufs. Si le moujik rapportait une femelle, la babouchka l'éventrait, retirait la rogue (poche des œufs), égrenait l'ensemble, arrosait le tout d'huile et de sel et chacun se régalait de ce plat simple et parfumé. D'ailleurs, en 1421, Bertraudon de la Broquière avait découvert ce mets lors d'un voyage en Asie Mineure, et conclut, après dégustation : « Quand on n'a aultre chose que mengier, ne vaut gueires que pour les Grecz. » En France, l'esturgeon est le plus grand poisson migrateur. Très longtemps présent dans tous les fleuves du pays, la pêche intensive et les aménagements hydroélectriques ont entraîné sa quasi-disparition. Aujourd'hui, on ne le trouve plus que dans le système girondin où il est très protégé. Parfois, les pêcheurs de lamproies ou d'aloses ont la surprise d'en découvrir un dans leurs filets ou dans leurs nasses. En particulier pendant la mouvée de la Saint-Jean, au mois d'avril, lorsqu'ils remontent l'estuaire et le fleuve. Les hommes de Garonne en prennent alors un soin jaloux et le confient aux organismes de protection du milieu aquacole. Des années plus tard, ils ont le plaisir d'apprendre que leur protégé est devenu « étalon » dans un centre de repeuplement des rivières. Poisson longiligne, peu ossifié, muni d'une bouche ventrale, l'esturgeon de Garonne est un être étrange. L'adulte peut atteindre 3 à 5 m, il vit plus de quarante ans et sa maturité sexuelle n'arrive que très tard (au-delà de 12 ans). C'est un grand voyageur.

 

Au bonheur des œufs

Au XIXesiècle, l'esturgeon abondait en Gironde. Il n'était pêché que pour sa chair. Les œufs, jetés dans les basse-cours, régalaient les volailles ou servaient d'appâts pour la pêche à la sardine. Au début du XXesiècle, l'arrivée d'émigrés russes dans la région transforme la pratique : cependant, jusqu'en 1939, la production locale de caviar reste faible. Elle explose après la guerre quand artistes et hommes politiques font découvrir le produit au tout Paris. Aujourd'hui, plus de caviar sauvage ni en Russie, ni en Iran, ni en Roumanie, partout l'esturgeon est issu d'une aquaculture planifiée et raisonnée. Il en va ainsi au Moulin de la Cassadotte, à Biganos. Les esturgeons y sont comme des poissons dans l'eau. Heureux, peut-être... En tout cas, le lieu semble idéal. D'abord moulin, le site est ensuite devenu pisciculture. Douze hectares voués à l'esturgeon. Entouré de bois, parcouru par un affluent de la Leyre, le moulin offre à ses pensionnaires de vastes bassins alimentés par l'eau courante et contrôlée du Lacanau en partie détourné. Aux extrémités, des grillages empêchent toute escapade. Plus question de mer ou de remontée du fleuve, sauf si par hasard tempêtes ou grandes crues entraînent les poissons bien au-delà des limites imparties. L'espèce élevée ici, l'Acipenser Baerï, issue des grands lacs de Russie peut vivre jusqu'à cent ans et peser cent kilos. L'entreprise a deux objectifs : l'élevage, pour palier à l'extinction de la race et surtout la fabrication du caviar. Dès leur naissance, les alevins sont nourris de granulés à base de poisson frais. Vers dix ans, les femelles peuvent produire des œufs utilisables, elles sont alors l'objet de tous les soins : échographies, biopsies etc... Le moment de la ponte venu, on les isole dans des bassins d'eau de source. Après une injection d'hypophyse, les reproductrices pondent des œufs fécondés grâce à la semence prélevée sur les mâles. Les productrices – entre 1 500 et 2 000 – sont assommées et délestées de la rogue. En 1 heure, les œufs vont devenir caviar. Rapidement extraits de la poche, ils sont tamisés à la main, écrémés, rincés, égouttés, salés et conditionnés en boites. Un séjour au grand froid en fera un des caviars les plus prisés. Les Chinois qui en produisent, figurent pourtant parmi les meilleurs clients d'Aquitaine. Le caviar c'est une image, le rêve, l'étrange, le merveilleux, la perfection du goût. Jugez-en par les expressions qu'il a engendrées : « c'est du caviar » évoque une chose exceptionnelle, en sport on dit « c'est un caviar », à propos d'une passe tellement élégante, naturelle et précise qu'il suffit à son destinataire d'un geste pour marquer le but. Ravissement des sens, de l'imaginaire, c'est bien le caviar. Une seule expression s'inscrit en faux, « caviarder un texte ». Alors, soyez indulgents, pour aussi délicieux que soit le produit, ne caviardez pas cette prose. Merci.

 

Dany Guillon