Turbulences à l'Est

Plaque à la mémoire de la Révolution de velours

 

Au matin du 20 août 1968, les Européens se réveillent en état de choc. Sur ordre de Brejnev, les hommes du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. Et pourtant, personne n’interviendra.

 

Helena, amoureuse de Jo Dassin, Alexandre un ogre au grand cœur, Georg le plus doux et Jan le plus fou, qui pouvait, après son travail, partir petit-déjeuner à Paris, me racontent cette invasion. Étudiants en France, après-guerre, ils eurent à cœur de reconstruire le réseau d’enseignement du français, présent avant l’occupation russe. En 1991 et durant six années, j’ai passé des nuits à les écouter, des soirées à chanter et danser au crincrin des violons tsiganes. Ils buvaient plus que de raison et dans leur regard, les ombres de la tristesse succédaient à la gaité un peu forcée.

 

Le printemps de Prague

Alexandre Dubcek, à la tête en janvier 1968 du Parti communisme tchécoslovaque, engage des réformes audacieuses : supprime la censure, libère les intellectuels emprisonnés pour délit d’opinion, autorise les voyages à l’étranger. Les Tchèques se ruent à la découverte de l’Occident, sans prendre garde aux manœuvres prémonitoires du Pacte de Varsovie, dans le pays même. 

 

— Que faisiez-vous ?

— Helena : Anesthésiste à Ostrava, mariée, j’avais une fille.

— Alexandre : Jeune père, j’étais vétérinaire à Bratislava, j’étais dans le collimateur du Parti qui me trouvait un peu turbulent.

— Georg : Cardiologue à Brno, marié à ma douce Lucia francophone et médecin. Nous avions exceptionnellement trois enfants.

— Jan : Avocat à Plzen, célibataire je faisais la fête. On était heureux de ce vent de liberté, nos années d’études en France nous avaient appris à réfléchir, je retournais à Paris. On piaffait. 

 

Invasion de la Tchécoslovaquie.

Dans la nuit du 20 août, des troupes blindées entrent brutalement dans le pays. La population s’abstient de toute résistance mais que pouvait-elle faire contre 300 000 hommes, 6 300 chars, une centaine d’avions, des milliers de parachutistes ? Les agresseurs prétendent intervenir à l’appel de responsables locaux, en vue de sauver le socialisme imposé vingt ans plutôt par l’Union Soviétique. Les frontières fermées restent, durant quelques mois, assez faciles à traverser pour laisser volontairement passer près de 500 000 dissidents. Belle hémorragie sur une population de 15 millions d’habitants ! 

 

Ou étiez-vous ?

— Helena : En prison, mais je ne te dirai jamais pourquoi, j’ai trop honte.

— Alexandre : J’allais être arrêté, je préparais mon exil pour la Tunisie, seul, avec l’espoir de faire suivre mon épouse et ma fille encore bébé.

— Georg : Abasourdis, nous voyons nos deux fils étudiants partir, le matheux en Suisse, l’interne à Paris, nous resterons longtemps sans nouvelles.

— Jan : Mon insouciance prit fin, je défendais les insoumis en préparant leur évasion. C’en était brutalement fini du socialisme à visage humain ! 

 

Écrasant retour à la case départ

Les Tchèques et les Slovaques se résignent à la capitulation. Par défi et désespoir Jan Palach s’immole, le pays compte une centaine de morts. Ils patienteront vingt ans avant le retour de la démocratie, par la révolution de velours. En 1993 le pays divisé se ceindra. Les Républiques Fédérales Tchèque et Slovaque verront le jour. 

 

— Comment avez-vous vécu ces longues années noires ?

Helena : Il faut avancer, oublier, j’ai aidé dans la clandestinité mes compatriotes. Pour me punir, le régime a interdit à ma fille de faire des études, je crois qu’elle m’en veut.

— Alexandre : Ma vie est un gâchis : je suis resté 20 ans loin de ma femme et ma fille. Anna, sans autorité paternelle dans ces temps troublés, est devenue une marginale punk. Pourrais-tu me la retrouver dans les rues de Prague ? Il me montrait sa photo, en pleurant et me faisait pleurer.

— Georg et Lucia : Regarde la photo de famille, tout le monde sourit, sauf Marie ! Quand nos fils ont quitté le pays moi, on ne m’a pas inquiété, j’étais le seul cardiologue ; mais on a interdit à Lucia de pratiquer la médecine et à notre fille de faire des études. Alors, elle en veut à ses frères.

—Jan : Dans la clandestinité, j’ai combattu avec la peur au ventre. Écouter Carmina Burana à tue-tête doit te paraitre puéril mais c’était un chant révolutionnaire à la barbe du régime. Aujourd’hui, je suis rangé, mais quand la haine me submerge, je file d’une traite m’encanailler à Paris.

— Les quatre :

Tu sais ce qui nous ronge, en plus de la dislocation de nos familles et des années perdues ? C’est que les traites du régime se soient partagé le gâteau et soient encore au pouvoir.

Et pour oublier, la slivovice* et la bière coulaient à flot.

J’ai reçu un message des quatre dernièrement qui disait : Prend garde à la douceur du printemps !

Paule Burlaud

 

*alcool de fruits