Editorial

 

La distance qui sépare les deux rives de Bordeaux n’est pas que mentale : elle est d’exactement 487 mètres, soit la longueur du pont de Pierre. 16 piles, 17 arches dont une légende urbaine affirme que leur nombre avait été choisi, à l’époque de sa construction, pour reproduire celui des voyelles/syllabes composant Napoléon Bonaparte. Comme si les ingénieurs, confrontés aux flots, tantôt remontant de Cordouan, tantôt descendant du val d’Aran, pouvaient se plier à une volonté d’hommage quasi hiératique. Mais il est toutefois vrai que c’est grâce à l’Empereur qu’enfin Bordeaux se décida, il y a deux siècles, à défier l’insolence de la Garonne autrement qu’à dos de chalands.

 

 

L’histoire l’a montré, le trait d’union n’a pas suffi à rapprocher deux grèves tellement irréconciliables qu’elles préférèrent s’ignorer jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Certains ont situé l’origine de cette inconnaissance dans un mépris de classe, celui de la rive gauche, bourgeoise et orgueilleuse vis-à-vis de terres prolétariennes – classes laborieuses, classes dangereuses – votant systématiquement à gauche. Sans doute, mais pas seulement. En dehors de s’encanailler, quelles raisons pouvaient pousser les tenants du Pavé des Chartrons, les riverains du Jardin Public, les citadins de l’Intendance à franchir la Garonne ? Et pourquoi le peuple désargenté des Capus ou de Bacalan aurait-il couru retrouver de l’autre côté du fleuve le miroir de son quotidien ? D’autant que le passage avait un coût, en l’occurrence un péage tellement élevé qu’il revenait moins cher de franchir le fleuve avec les bateliers.

 

 

Il aura donc fallu un siècle et demi pour qu’enfin se regardent, s’accordent, se trouvent, les deux rives bordelaises de la Garonne. Pour preuve de cette union, le flot de fantassins urbains qui se croisent sur les trottoirs du Pont de pierre, les marées de cycles et trottinettes qui occupent la chaussée, marées depuis qu’enfin la voiture en a été bannie. Symbole d’une cité assagie qui redonne la primauté à la respiration, au calme, à une certaine sérénité. Les souvenirs du pont embouteillé avec ses bas-côtés déserts ressortent du mauvais rêve. Tout comme ceux de la rive abandonnée telle qu’on la connaissait il y a encore une vingtaine d’années.

 

 

La rive droite s’est donc réveillée. Elle fait partie intégrante du Bordeaux de demain. On ne compte plus les réalisations et desseins urbanistiques, culturels, économiques, écologiques, paysagers qui font d’elle moins un simple prolongement des quartiers du centre qu’un pendant inventif. Un regret plane toutefois, l’évident ratage du paysage des berges, avec cette succession d’immeubles sans ligne définie, juxtaposition maladroite de profils qui ne répondent en rien à la blonde beauté des façades des quais. Mais c’est bien depuis la rive droite, et seulement depuis la rive droite qu’on en jouit plein les mirettes. Un spectacle qui vaut bien de franchir les 487 mètres qui séparent les deux berges.

 

 

 

Jean-Paul Taillardas