Souvenirs, souvenirs

Lire, plaisir ou corvée pour ces deux sexagénaires à l'allure juvénile? Leur a-t-on donné dès l'enfance le goût du livre ?

 

Ils ont fréquenté les mêmes écoles depuis la maternelle, Laurent issu d'une famille modeste, Yan de la bourgeoisie aisée. Quelle attitude ont-ils eue face au livre? Pour L'observatoire, ils se souviennent.

 

— L’Observatoire : Comment avez-vous abordé le monde écrit ?

— Laurent : Mon père revenait du travail, fourbu mais heureux, un livre de la bibliothèque du quartier sous le bras. Après souper, il lisait à haute voix. Calé sur ses genoux, je buvais ses paroles magiques. Dès quatre ans, les lettres, énigmes pour certains, étaient évidences pour moi. J'adorais jongler avec elles, je dévorais tous les livres que père ramenait. Mère narrait délicieusement les contes, je vivais l'enchantement.

— Yan : Mes parents? Des rats à la recherche de livres à ronger ! Les étagères croulaient sous leur poids, des générations les avaient feuilletés avec dévotion ! Moi, le rejeton allergique à tout, j'en essuyais la poussière de mes éternuements. Et la voix surannée de ma bonne à l'heure du conte, pas besoin de somnifère, quelles inepties ! Comble de bonheur, ma dyslexie, ma voix tremblotante et mon ânonnement provoquaient les regards goguenards de la classe ! Lecture signifiait torture.

 

— Le milieu scolaire vous a-t-il aidés ?

— Laurent : Oui, je bénis les instituteurs, vrais guides vers le savoir. Ils m'ont appris à penser, raisonner. Tous les livres me plaisaient, même celui de maths. Les albums de Babar, les histoires du Père Castor, Tom Sawyer, Jack London, Jules Verne, Jonathan Swift ont façonné mon langage car mère me répétait : « Le bon parler t'élèvera, t'ouvrira les portes de la société. » Tous m'encourageaient, je m'adonnais avec plaisir à la réflexion, la concentration qu'exigeaient mes manuels scolaires.

— Yan : Sûrement pas ! Je maudis tous ces instits qui voulaient ma réussite, vite découragés par ma passivité tenace. Aucun souvenir des récits lus, seuls les dessins me captivaient, je les calquais, ce qui m'a valu plus d'une gifle paternelle lors de plaintes de ces maîtres qui jugeaient leurs chers livres abimés ! Seul copain, mon bouquin de maths où symboles, traits, cercles aiguisaient mon imagination.

 

— Niez-vous l'influence de vos profs ?

— Laurent : Elle est incontestable. Grâce à eux, mes amours ont été : Ronsard aux poignants sonnets, Corneille dompteur de passions, Racine tragique conflictuel, Molière satirique des mœurs, Montaigne roi de la sagesse, Voltaire déjà démocrate, Lamartine, maître du lyrisme, Hugo ce génie puissant, Baudelaire bohême en extase, Verlaine rêveur, enfin Rimbaud le maudit et sa langue « résumant tout, parfums, sons, couleurs. »

— Yan : Quel éloge ! Tu es un vrai perroquet des Lagarde et Michard, je les ai tous conservés pour leurs belles reproductions de tableaux de maîtres. À part La Fontaine, faire parler des animaux en se fichant de ses compatriotes, bravo, mais la morale, non ! Lamartine ? Je l'aurais voulu noyé au fond de son lac ! Je hais les poèmes à la logorrhée lacrymale, sauf Baudelaire, au moins il savait se shooter à l'opium et au haschich !

 

— Lisez-vous toujours ?

— Laurent : Professeur de lettres retraité, je relis mes préférés : Paroles de Prévert, Vol de nuit de Saint Éxupéry, Voyage au bout de la nuit de Céline, La nausée de Sartre et bien sûr je me tiens au courant des nouveautés en privilégiant biographies et essais politiques. Je suis plongé actuellement dans le dernier de Houellebecq, La carte et le territoire, quelle idée sublime, décrire sa propre mort !

—.Yan : Sublime? Morbide oui, et tu veux me faire croire que ce petit bonhomme insignifiant qui ne sait ni parler ni écrire représente l'élite intellectuelle, non c'est un vandale culturel. Le livre étant un objet de consommation, mes parents ont vécu une indigestion chronique. Je le crois une drogue mentale, sauf Le petit prince de St Ex si finement illustré. Heureusement, chez mes potes, je dévorais les Tintin, Lucky Luke, Astérix, Titeuf...Maintenant je ne me cache plus et tout en continuant d'exercer mon métier de dessinateur de BD, je savoure encore leur lecture même à mon âge !

Histoire de lire, il semble que chacun ait trouvé sa voie.

 

Pierrette Fulcrand

(Avril 2011)