Hauts les masques

Mais qui sont ces étranges créatures qui veillent sur les façades bordelaises, tantôt bienveillantes, tantôt drôles, tantôt inquiétantes ?

 

Bordeaux crique dans le marais, Bordeaux étoile posée au bord de la Garonne, Bordeaux trop minérale et sans arbres pour certains, mais aussi Bordeaux la flamboyante même dans sa rigueur. Bordeaux sans remparts, bordée seulement d'un cordon d'édifices et de places d'où les mascarons surveillent le fleuve. Bordeaux enfin qui offre tant au regard et à l'esprit qu'on en oublie parfois de lever les yeux et de détailler ses précieux ornements.

 

 

Du mascheron.

Les trois mille mascarons de Bordeaux qui illuminent, réveillent et animent les rues, les monuments et les façades, c'est comme disait Voltaire : « L'art du superflu très nécessaire ». Pour le bâtisseur, le mascaron est un ornement architectural formé d'une tête ou d'un masque de fantaisie en ronde-bosse ou en bas-relief servant à décorer clés d'arcs, chapiteaux, entablements etc... Pour l'étymologie le mot vient de l'italien mascherone, grand masque. Rien d'étonnant à ce que les premiers mascarons aient fait leur apparition en France à la fin du XVIe siècle. À cette époque, écrivains, artistes et monarques se passionnent pour l'Antiquité et la culture italienne et chevauchent volontiers jusqu'à Rome. Michel de Montaigne est devenu maire par surprise, alors qu'il rentrait d'Italie. S'il a rédigé une grande partie de ses récits de voyage en Italien c'est qu'il était alors de bon ton de pratiquer la langue de Dante. Influencée par les modèles transalpins, l'architecture adopte des formes nouvelles privilégiant ligne horizontale, cintre et carré mais surtout le décor à l'antique, agrémenté de profils, de putti ailés, de satires, de dieux, de nymphes et de mufles. Au milieu des cintres, aux angles des fenêtres et des portes, les mascarons fleurissent. Parmi les têtes grotesques apparaissent parfois des visages réalistes. C'est ainsi que rue du Mirail, Catherine de Médicis, venue à Bordeaux pour le mariage de son fils, put découvrir son portrait sur la façade de l'hôtel Martin où elle était accueillie. Dès lors tous les bourgeois aisés décidèrent d'orner leur maison de séraphins joufflus, nimbés de feuillage et d'acanthe.

Au mascaron de Bordeaux

La grande transformation de la ville intervient au XVIIIe siècle à la mort de Louis XV, le monarque honni des Bordelais.

La cité veut édifier une place en l'honneur du nouveau roi, ce sera la place Royale, aujourd'hui la place de la Bourse dont un des maîtres d'œuvres, Louis Urbain Aubert, marquis de Tourny a laissé son nom aux allées bien connues. Finis les murs d'enceinte, ils sont remplacés par un superbe ensemble architectural richement décoré : mascarons et agrafes, chapiteaux de colonnes et pilastres, vases et autres trophées. Sur les monuments les mascarons se déplacent vers la clé des arcades en rez-de-chaussée. La diversité des thèmes représentés est grande mais de plus en plus liée à la spécificité de la ville et de son port.

C'est ainsi qu'on peut admirer Mercure, présidant au commerce fluvial, des putti affairés rangeant des marchandises ou plus loin les dieux du fleuve, représentés à l'antique, célébrant la jonction de la Garonne et de la Dordogne. Au niveau des arcades, Cérès et Bacchus rappellent la vocation agricole de Bordeaux. Partout les pampres et les feuilles de vigne, les flots, les poissons, les voiles et les vents inclus dans des décors somptueux font des mascarons les témoins de la prospérité de la ville. Mais après la révolution, les rigueurs du néo classicisme chassent les mascarons en les renvoyant à quelques rares décors préfabriqués sans originalité aucune. Cependant il en reste encore beaucoup. En levant la tête rue du Mirail, sur les allées de Tourny ou dans d'autres artères, vous pourrez encore les admirer. Longez les quais, quelques mufles au raz des balcons vous adressent une grimace ou un sourire aveugle. Et si vous êtes passionnés ou intrigués, sachez que certains artistes consacrent encore leur talent à perpétuer cette tradition.

 

Atelier du sculpteur Pierre Kauffmann

Sculpteur

Rendez-vous au 126 quai des Chartrons. Un petit porche, la rue Denise et juste à l'angle une échoppe rouge bordeaux, sur le bandeau : Sculpteur. Passée la porte, vous êtes accueillis par Montaigne, Montesquieu, Mauriac, Vargas Llosa et Pierre Kauffmann, le sculpteur. De son grand père, il a hérité la passion de la matière. Il exprime son art à travers le bois, la pierre, le marbre, la céramique, le bronze ou l'ivoire. Il a connu bien des pays, bien des cultures et depuis vingt ans il est Bordelais. Ici, il laisse libre cours à ses élans de statuaire, de portraitiste et de créateur. Par sa formation, il connait bien les mascarons à l'italienne de style grotesco inscrits dans des panneaux que l'on rapporte sur les façades. Il aime ces mufles à la fois sympathiques et inquiétants. Les murs de son atelier sont habités par ses dessins, ébauches de ses futures œuvres : des dieux, des raisins, de la vigne, des filets de pêche, des poissons et un peu plus loin, nés dans une belle terre rouge, ses mascarons. Étonnants, évocateurs, fidèles et originaux à la fois, ils sont l’émanation des inspirations du passé. Un Bacchus enroulé harmonieusement dans de la vigne attire le regard. Est-ce le décor d'une porte de chai ? Oui, mais en partance pour l'Amérique latine.

Les mascarons venus d'Italie s'exportent maintenant jusque dans le nouveau monde. L'Art n'a pas de frontières et les mascarons peuvent se prêter à tant d'interprétations qu'il n'y pas si longtemps, rue Beaubadat, un chocolatier bordelais créait et vendait des mascarons en chocolat.

Texte de Dany Guillon, photos de Pierrette Guillot