À Bègles, la morue est une star

Ancienne ville de morutiers, Bègles veut préserver la mémoire de son passé industriel.

Ligne C du tramway, station Terres-Neuves : un terrain vague, des entrepôts, une cité de logements… La station n’est pas spécialement engageante mais son nom évoque déjà la saga de la morue, la reine des mers qui a conquis dès le XVIe siècle les quais de la Garonne. Bègles lui doit sa prospérité du XIXe siècle au milieu du XXe siècle.

 

Dame fortune

À la fin du XVe siècle, les Européens découvrent l’île de Terre-Neuve au Canada et ses grands bancs de cabillaud. Le monde entier va venir pêcher dans ses eaux glaciales. À Bordeaux, le négoce de poisson s’implante ; la ville devient au XIXe siècle le premier port de débarquement de la morue « verte » (cabillaud salé à bord). Les navires s’ancrent au port de la Lune et les gabarres remontent le fleuve pour débarquer la morue salée à Bègles. Pourquoi ici ? Ce n’est qu’un petit port fluvial mais qui dispose de nombreux palus* libres et bon marché, d’un climat doux et humide, idéal pour sécher le poisson en plein air sur les pendilles**, d’une eau douce en abondance pour le lavage et d’une main d’œuvre féminine nombreuse et courageuse. Tout un petit peuple venant des campagnes s’installe donc ici et fait la prospérité des sécheurs et négociants jusqu’au XXe siècle. Les belles maisons bourgeoises, appelées « maisons de morues », aujourd’hui restaurées, en témoignent.

 

De mauvaise réputation

Certains notables ne se gênaient pas pour traiter Montaigne de « fils de marchands de harengs ». La fortune de sa famille, installée rue de la Rousselle à Bordeaux, reposait en effet sur le commerce de la morue. Et c’est avec mépris que Bègles était surnommée le « faubourg des odeurs » à cause des effluves de sel et de marée. On disait aussi qu’elles empêchaient la dégustation du vin. La morue fut longtemps considérée comme un plat ordinaire, bon marché, au  menu des pauvres, recommandé par l’Église catholique pour les jours maigres ou les périodes de jeûne. « Être baptisé d’eau de morue » signifiait avoir de la malchance : en effet, le métier était très dur, les campagnes de pêche duraient parfois six mois. Les hommes trimaient sur les bateaux et n’étaient jamais sûrs de revenir. De même, le travail de sécheuse était éprouvant : dehors ou dans les hangars en bois, les mains dans l’eau froide, les pieds dans la boue pour étendre les lourds filets. Et comment se débarrasser de l’odeur entêtante ? Le bus qui les ramenait chez elles, était appelé « le bus de la morue ». On imagine bien les autres passagers les fuyant.

 

Dame de cœur

Aujourd’hui, pratiquement toutes les sécheries ont fermé mais les responsables de la mairie de Bègles souhaitent conserver les traces de cette histoire, transformer la mémoire de ce passé en fierté. La morue a été une activité laborieuse à Bégles, elle peut être désormais culturelle, festive et gourmande. Ainsi sur les rives de la Garonne, vous rencontrerez  « la sécheuse de morue », dame de fer sculptée par le béglais Michel Lecœur. Bel hommage aux femmes courages, mais pourquoi l’avoir exilée sur un rond-point, loin du centre-ville ? Près de la mairie, la sécherie de Sauveroche est la seule rescapée de la belle époque. Devenu bâtiment symbole, il est encore orné de sa morue en céramique bleue signée de l’artiste bordelais Buthaud. Accueillant désormais un collectif d’artistes, La Morue noire, l’herbe folle envahit les sculptures géantes de Michel Lecœur et le bric-à-brac des peintres et verriers règne à l’intérieur. Enfin chaque année depuis quinze ans, la ville organise au mois de mai la Fête de la morue pour chérir son patrimoine. Une fête populaire qui mêle histoire, environnement, littérature, musique, gastronomie, économie… pour s’amuser et découvrir d’autres pays de pêche et de marins. La Fête de la morue a déjà voyagé en Norvège, aux Caraïbes, en Islande, au Portugal et en Espagne bien sûr, au Pays basque, en Bretagne… Cette année, elle reçoit le Québec. Concerts, expositions, dictée maritime, concours gastronomique, conférences, contes, tout pour rendre hommage à… la star de Bègles.

 

Marie Depecker

*Prairies marécageuses

**Simples poteaux portant des lattes pour pendre les morues