Souvenirs à l'excès

Le professeur Patrick Henry (photo J. Malbot)
Le professeur Patrick Henry (photo J. Malbot)

 

Les défaillances de la mémoire nous sont familières. L’hypermnésie, caractérisée par un trop-plein de souvenirs, l’est moins. Elle peut pourtant être handicapante.

 

« J’ai la mémoire qui flanche, je m’souviens plus très bien » chantait Jeanne Moreau en 1963 (si on se souvient bien). Si ce souci est répandu, celui du trop-plein de mémoire, l’hypermnésie, est moins connu et plus rare. Avec l’aide du Professeur Patrick Henry, ancien chef de service de neurologie au CHU de Bordeaux nous allons essayer d’expliquer ce phénomène.

 

Alzheimer, le pire

Nous sommes confrontés quotidiennement aux défaillances de la mémoire. Elles sont, pour la plupart bégnines, se corrigent spontanément et ne prêtent pas à conséquence. Elles sont d’ailleurs utiles pour éliminer les sujets sans intérêt ou désagréables par exemple les épisodes peu glorieux de nos existences.

Mais ces défaillances peuvent être pathologiques. Parmi la cohorte de leurs causes, il y a bien sûr le vieillissement et pêle-mêle l’alcoolisme, l’usage de certains médicaments (anxiolytiques par exemple) les causes vasculaires, les séquelles d’AVC, les ictus amnésiques, etc. Et en gardant le pire pour la fin, la maladie d’Alzheimer de plus en plus fréquente car elle accompagne le vieillissement. On peut dire qu’elle est passée du domaine médical restreint au domaine du grand public, du nom propre d'Alois Alzheimer qui l’a décrite en 1907 au nom commun : « il ou elle a un Alzheimer ». Les amnésies sont bien codifiées.

 

Hypothèses

Mais l’hypermnésie, Quèsaco ? C’est une mémoire exceptionnelle qui est infiniment plus rare que les pertes de mémoire. Dans le cas idéal, c’est une exaltation de la mémoire (visuelle, auditive, etc.) qui, si elle s’accompagne d’un QI élevé, entraîne des capacités cognitives remarquables. Mais ces phénomènes sont plus souvent un handicap qu’un avantage :

- l’hypermnésie autobiographique engendre une capacité exceptionnelle à se souvenir précisément, et sans effort, d’épisodes de sa vie en particulier liés à l’enfance.

- l’hypermnésie émotionnelle tardive est liée à un stress intense. Le patient revit la scène traumatique comme si elle se produisait devant lui. Les rescapés des camps de concentration peuvent rentrer dans ce cadre.

- beaucoup moins dramatique, la mémoire des chiffres. Le professeur Henry se rappelle d’un chef de clinique qui enregistrait spontanément et sans effort tous les numéros de téléphone.

- certains autistes sont hypermnésiques (Asperger)

Des artistes se sont inspirés de ce syndrome : le grand écrivain argentin Jorge Luis Borgès décrit le phénomène suivant : en cas de danger de mort imminente, le sujet a la sensation de voir sa vie concentrée en une ou deux secondes. Dans Les choses de la vie, Claude Sautet fait vivre à Michel Piccoli la même expérience.

 

Causes de l'hypermnésie

On en est réduit aux hypothèses. Pour faire simple, il s’agit probablement de connexions anormalement renforcées dans certaines régions du cerveau. Les moyens modernes, dont l’IRM, permettent de progresser dans la compréhension du phénomène. Néanmoins, le cerveau contient environ 100 milliards de neurones, chiffre qu’il faut multiplier par leurs connexions. Autant dire que la carte de l’encéphale reste dans une large mesure Terra incognita.

 

Conséquences de l’hypermnésie

S’il s’agit d’une mémoire remarquable avec QI élevé : pas de problème. Le processus, apprentissage de l’information, stockage dans les neurones puis utilisation se fait à la perfection. Dans les autres cas, il y a dysfonctionnement du système. Les conséquences peuvent être « neutres » : soit le sujet a peu conscience du phénomène, soit il ne l’affecte guère. En revanche, dans les cas liés au stress posttraumatique, cela peut entrainer des névroses graves d’autant plus problématiques qu’il n’y a pas de traitement spécifique.

Il est fort désagréable d’avoir des défaillances de la mémoire qui peuvent entrainer des perturbations de la vie sociale, souvent légères, parfois majeures comme la maladie d’Alzheimer. Mais l’hypermnésie peut entrainer des troubles obsessionnels névrotiques extrêmement handicapants.

C'est un don mais parfois une malédiction.

Jean Malbot