La maladie de l'oubli

Portrait biographique de Nadine B, 65 ans, pensionnaire à La Maison de Fontaudin, EHPAD situé à Pessac, accueillant des patients Alzheimer.

photo Lauent bigot
Nadine à l'époque où elle enseignait l'EPS dans un collège de la région parisienne

Dans la chambre 121, des photographies du passé de Nadine décorent les murs. Ces images de jeune femme dynamique, au beau visage ovale sorti d’un portrait de Modigliani, attestent qu’elle a dû faire chavirer bien des cœurs. Méconnaissable maintenant, et recroquevillée dans son fauteuil ou bien déambulant autour de la pièce, elle habite ici depuis près de six ans.

La vie d’avant

Nadine a vécu une jeunesse heureuse en Auvergne, auprès de parents attentifs et aimants. Les vacances se passent souvent en compagnie de ses sœurs et cousines, le clan des cinq filles dévalant les années 60 puis 70 à toute allure, avec leurs idoles Françoise Hardy et Sylvie Vartan en bande-son. Corse en été, Alpes en hiver, Nadine est une championne sportive, autant à l’aise dans l’eau que sur la neige, dès son plus jeune âge. Adulte, elle monte à Paris pour ses études, période marquée par une vie amoureuse mouvementée. Diplôme de psychomotricienne en poche, elle exerce ce métier un temps, puis décide de devenir « prof de gym ». Après un CAPES obtenu haut la main à Grenoble, elle enseigne l’EPS dans un collège de la région parisienne. Mariage, pavillon de banlieue, deux beaux enfants : une existence classique. Vers la quarantaine, après un divorce difficile, Nadine retourne en terre auvergnate, proche des parents adorés. D’une nature plutôt réservée, et sans grand désir de s’investir dans une vie sociale ou amoureuse,  elle ne « refit jamais sa vie », comme on dit.

 

Puis, autour de 55 ans, la machine commence à se gripper. De petits oublis, des maladresses bénignes, des signes à peine perceptibles et anodins à priori apparaissent, et vont aller en s’accentuant : une porte-fenêtre qu’elle n’arrive décidément pas à manœuvrer, malgré plusieurs démonstrations, quelques répétitions dans son discours, des informations données qui ne sont parfois pas retenues, une conduite en voiture prudente à l’excès, signalant une maîtrise hésitante du véhicule, un conseil de classe oublié, … A coté de ces indices, l’entourage note que la personnalité de Nadine s’infléchit lentement. La voilà plus indifférente aux gens et aux évènements, manifestant  un attrait de plus en plus marqué pour les jeunes enfants et les petits animaux, associé à un certain désintérêt pour le présent et l’actualité du monde.

Nadine pendant sa période de coloriage intensif . Autrefois, Nadine aimait beaucoup les chiens car ils ne posaient pas de questions. (photos de Lauren Bigot et Hélène Boeuf )

 

La maladie s’installe

En fait, certaines choses semblent ne plus s’imprimer dans sa mémoire, et d’autres s’effacent petit à petit. Après scanner et consultations psychiatriques, le diagnostic redouté par les proches tombe : Alzheimer précoce. L’entourage encaisse. Nadine ne réalise pas ; une sorte de déni involontaire de sa pathologie s’installe, qui perdurera en fait jusqu’à la perte totale de sa personnalité. Un congé de longue maladie signe la fin prématurée de sa vie professionnelle, suivie d’un déménagement dans la région de Bordeaux, pour se rapprocher de sa famille. Dans l’appartement partagé avec sa fille aînée, le nom des objets est bientôt noté sur les tiroirs et les armoires, mais ces béquilles mémorielles ne s’avèrent pas utiles très longtemps, car sa capacité de lecture s’estompe. Grande consommatrice de livre depuis son enfance, Nadine finit par relire les mêmes romans plusieurs fois, chaque chapitre effaçant le précédent, puis chaque phrase gommant celle d’avant. Lecture aveugle et automatique, où seul le dernier mot lu est important, jusqu’à ce que ce mot lui-même n’ait plus de signification. Et bientôt, cinéma et télévision l’ennuient aussi, car histoires comme dialogues lui deviennent obscurs. A une période, Nadine part en grands éclats de rire mécaniques, pour quoi que ce soit, façon de masquer son incompréhension des conversations ou des  questions qu’on lui pose. Elle passe également par une période de coloriage intensif qui l’occupe de longs moments, avec un grand souci esthétique dans le choix des couleurs. Nadine a pu quelques temps continuer à pratiquer son sport favori, le ski. Il est très difficile de lui faire prendre télésièges et téléskis, mais une fois arrivée en haut des pistes, elle étonne en slalomant avec son style toujours aussi élégant. Elle montre parfois une attitude hostile vis-à-vis d’intervenants extérieurs, aide ménagère, psychomotricien ou orthophoniste : « Que fait cette femme ici ? Je n’ai besoin de personne ! ». Elle semble en fait surtout en colère contre elle-même, ayant peut-être à ces moments une certaine conscience de sa maladie, mais sans jamais l’avoir formulé explicitement. Elle s’entiche un temps d’un petit chien, boule de poils noirs qui ne lui demande ni son nom, ni son âge, ni quel mois on est, ou bien où elle habite, questions récurrentes auxquelles elle a droit assez souvent, afin de tester sa perte de cognition.

Il arrive un moment où les « accompagnants », comme on les appelle, épuisés physiquement et psychologiquement, n’ont plus la force d’accompagner 24 h sur 24. Il faut alors se résoudre au placement en établissement spécialisé. D’abord en accueil de jour à La Maison de Fontaudin, puis assez vite en résidence permanente. 

 

Marathon somnambule

Dans les débuts de son séjour là-bas, plutôt en retrait et la parole rare, elle n’aura guère participé aux animations et ateliers organisés par le personnel soignant. Et après presque six années passées dans cet EHPAD, au cours desquelles son état physique et mental s’est inexorablement aggravé, de mois en mois, les journées de Nadine s’écoulent maintenant entre épisodes de prostration ponctués de grincement de dents sonores, et déambulations mécaniques, jusqu’à buter contre les murs, ou finir par trébucher sur le moindre dénivelé du sol. Un nouveau bleu, une nouvelle blessure chaque semaine. Dernièrement, elle porte un casque protecteur, destiné à amortir des chutes de plus en plus inévitables. Ainsi parée, la pensionnaire de la chambre 121 de Fontaudin effectue comme sous hypnose, en pas chassés de plus en plus hésitants, à peu près l’équivalent d’un marathon chaque jour. Longtemps, elle a aimé écouter et fredonner les chansons de ses années 60, mais les posters et les disques de ses idoles de jeunesse ne sont maintenant plus vus, ni entendus, et Nadine est devenue atone. Par rapport aux clichés d’elle affichés au mur de sa chambre, la chevelure a perdu de sa superbe, et il n’est plus possible de lui faire une teinture. Sa dentition s’abîme, faute de brossage et de soins, trop difficiles à prodiguer, et ses paupières tombantes masquent de plus en plus son regard vague. Yeux mi-clos, elle parait contente de faire quelques pas dans le parc, pour s’asseoir sur un banc et prendre un goûter, mais il faut la guider et la soutenir. Son (seul ?) plaisir apparent : manger. Elle déguste avec gourmandise compote, gâteaux ou boissons sucrées, apportés lors des visites. Mais il faut prendre garde : elle pourrait tout aussi bien avaler le bouchon, ou l’emballage.

Nadine est devenue grand-mère sans le savoir. Ses sœurs et ses filles, qu’elle ne reconnait pas, lui rendent visite régulièrement, culpabilisant si elles n’y vont pas, mais souffrant de l’avoir vue, lui prodiguant attention et soins, qu’elle reçoit en se montrant plus apaisée. Pour les proches, il faut faire avec, vivre sa vie. On oublie un temps. Puis le chagrin revient à l’issue de chaque visite, où l’on a espéré un signe, un semblant d’étincelle, qui n’est pas venu.

 

Des questions sans réponses

Face aux interrogations des proches sur les causes de l’état de Nadine, les spécialistes évoquent la teneur en une protéine particulière trop élevée dans son cerveau, avec comme conséquence la destruction inéluctable de ses neurones cérébraux. Mais quelle est l’origine de cette anomalie ? La faute à un accident de ski spectaculaire, à la trentaine, qui a sévèrement impacté sa boîte crânienne ? Des fragilités psychologiques antérieures, son divorce difficilement vécu, les souffrances de voir son père devenir malade puis le perdre, des facteurs génétiques éventuels ? Rien de tout cela ? Ou, plus sûrement, tout cela à la fois, plus d’autres paramètres déclencheurs que la médecine tente peu à peu d’expliciter. Mais un tel questionnement a peu d’intérêt maintenant. Le mystère de la maladie de Nadine restera sans doute un secret, qui s’éteindra avec elle. A quoi pense Nadine? Pense-t-elle, d’ailleurs ? Dans son sommeil, le rêve a-t-il une place ? Est-ce que le trop-plein de vide la fait pleurer parfois ? Questions vertigineuses et insondables, auxquelles les neurosciences, malgré scanner, IRM ou électro-encéphalogramme, n’apportent guère de réponses. Elle a fait partie un temps d’une cohorte pour un protocole expérimental thérapeutique, mais sans succès à la clé, sa pathologie étant sans doute trop avancée.

 

Sous peu en fauteuil roulant, Nadine continue à s’étioler dans sa prison mentale. Mais elle reste dans la mémoire de celles et ceux qui l’ont connue et aimée telle qu’elle était avant d’être engloutie dans la spirale de l’oubli, des choses, des autres et, finalement, de soi. Je souhaite aussi qu’elle demeure présente à travers ce portrait qui tente de lui rendre hommage, façon de nommer une humble et belle personne devenue anonyme au monde et à elle-même.

 

Merci à Lauren et Sarah, les filles de Nadine, ainsi qu’à ses sœurs Hélène et Françoise, qui ont donné leur accord pour la réalisation de ce portrait, basé sur leurs témoignages.


Cinéma et musique ont récemment évoqué « la maladie de l'oubli », de façon légère et décalée 
   - Bande-annonce du film Une vie démente, de Ann Sirot et Raphael Balboni (2021) :  

                          https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19594178&cfilm=286025.html

   - Vidéoclip de la chanson Hope, de Gaétan Roussel (2018) : http://www.youtube.com/watch?v=a4Fn5pD6XNs