Des souvenirs oubliés

Les Haltes Répit Détente Alzheimer de la Croix-Rouge permettent de donner du temps aux aidants, quelques heures par semaine. Elles complètent les accueils de jour des Établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes.

 

 

 

Au 5 de la rue du Haut-Queyron à Bordeaux, des bénévoles formés à la connaissance des maladies dégénératives et à leurs conséquences sur le comportement humain, accueillent des aidés dans une petite maison de ville. Pendant 3 heures, tous les mardi et jeudi après-midi, chaque bénévole s’occupe d’un aidé et le fait jouer, chanter, dessiner ; à l’heure du goûter, une collation apporte réconfort et sentiment d’être chez soi, entouré.

 

Une attention personnalisée

Détecté Alzheimer à 52 ans, mutique et incapable de pratiquer une activité statique, Patrice tente régulièrement de se sauver ; Olivier le fait jouer au ballon dans le jardinet attenant. Francine dessine très bien, Julie lui propose de colorier les planches proposées ou de copier des photos de paysages. Ahmed, victime d’un AVC, ne parle plus, mais reste lucide et capable d’additionner de tête les scores des parties de belote de chaque joueur ; Marie et Pierrette bataillent avec lui et un autre aidé et le laissent volontiers gagner ; à 16 heures, il prononce un seul mot « café » et son épouse nous demande de « restreindre sa consommation de petits gâteaux pour qu’il ait encore faim au dîner ». Jean-François est sorti indemne de la guerre d’Algérie, mais en garde des souvenirs prégnants : il se lève au milieu d’une partie de dominos et chante le refrain des Africains ou, pire de Travadja la moukère, au grand dam des bénévoles présentes ! Fusionnel avec son épouse, le jour où elle vient le rechercher en retard, il est le dernier à partir et deux grosses larmes perlent de ses yeux.

 

Rôles inversés 

Difficile de reconnaître celui ou celle qui a été son père ou sa mère, sa sœur ou son frère. Ce parent devient peu à peu un enfant. En juin 2015, lors de l’inauguration de la Halte, le professeur Eledjam[1] conclut son discours par « les aidés sont prisonniers de leur corps, de leurs souvenirs, ils montent dans un bateau qui s’éloigne au loin ».

La maladie d’Alzheimer et plus généralement toutes les maladies dégénératives du cerveau modifient le comportement de celles et ceux qui en sont atteints. Cela entraîne troubles fonctionnels, difficultés à s’exprimer, à se déplacer ou simplement de préhension du moindre objet.

La maman appelle à l’aide son mari : pourtant, il est assis juste à côté d’elle, devenu un étranger qui souffre de ne plus être reconnu ! Elle ne comprend pas ce qui se passe, pourquoi les visiteurs sont masqués, pourquoi il n’y plus d’embrassade, pourquoi la paroi vitrée de la « bulle sanitaire » empêche de se toucher.

 

Maintien du lien social

Parfois réticentes au début, les familles des aidés témoignent leur satisfaction, après une séance d’essai ou quelques semaines de visite. Anne, épouse de Richard, a « mis du temps à se décider pour le conduire à la Halte […] ; pendant 3 heures, je peux enfin m’occuper de moi et réfléchir ». Marie-Jeanne dit de son mari « ce sont ses seuls vrais contacts en dehors de nos amis communs ». Sylvie montre à sa fille l’endroit où sa mamie fait de la peinture ; elle est fière des œuvres de sa mère exposées sur un mur de la Halte. Charlotte se dispute souvent avec sa mère agressive, qui s’énerve après elle et pleure […] « ici, elle retrouve son calme ».

Au fil des mois, des relations humaines se tissent entre les bénévoles et les aidants familiaux, mais génèrent surtout de la complicité entre aidés et bénévoles, grâce aux jeux partagés dans la joie et beaucoup d’empathie.

 

Éric Dabé

 

[1] Président de la Croix-Rouge française jusqu’en septembre 2021