Affaire de nuances

L'État moderne nous entraîne-t-il dans un état d'urgence permanent qui restreindrait nos libertés ?

 

En 2021, dans plusieurs villes de France dont Bordeaux, des milliers de manifestants ont protesté contre le projet de loi sécurité globale. À partir des années 2000, presque chaque année sont promulguées, dans notre pays, des lois concernant la sécurité : Lois renseignement 2015, antiterroriste 2017, secret des affaires 2018, asile et immigration 2018, anticasseurs 2019, etc. Sous couvert de protection des citoyens, elles visent, pensent certains, une emprise sur les populations. Et seraient donc liberticides.

Quelle est la définition de cet adjectif ? Sont dites liberticides, les lois qui « contestent le pacte par lequel l'individu a renoncé à son droit d'agir selon son propre jugement ». Jacques Faget, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS1 nous éclaire.

 

La dernière séance

Il nous confie : « Quoique l'on dise, par exemple, vaccination et port du masque obligatoire ne m'ont jamais paru liberticides, je suis plus raisonnable que le jeune avocat impétueux que j'ai été. La France s'en sort plutôt bien, même si quelques pratiques de maintien de l'ordre ont fleuré l'abus du pouvoir policier, pour les gilets jaunes. Mais ce n'est pas en raison d’une loi, simplement de l'application du principe du monopole de violence légitime dévolu à l'État »

Il continue en mettant l'accent sur « la dimension émotionnelle devant laquelle se trouvent appareil législatif et opinion publique lors d'événements graves qui viennent toucher la sécurité des citoyens. Le pouvoir législatif a tôt fait de voter de nouvelles lois qui s'ajoutent à celles existantes ».

Peut-on alors douter de l'efficacité de ces lois ? « Là aussi, tout est dans la nuance », reprend-il. « Tout dépend de la lecture et de la posture de celui qui interprète. Nombre de ces lois de réassurance sont traitées de laxistes par certains, d'autres affirment que l'arsenal juridique est suffisant s'il est bien appliqué. Mais là, c'est la dimension politique qui prend le pas. Et puis il faut dire aussi que nombre de ces lois ou propositions de loi ne voient pas leur effectivité. On est dans le registre d'un droit pénal magique. »

 

Courts circuits

Il a fallu beaucoup d'à-propos à Charles Dupuy, Président de la Chambre le 9 décembre 1893, lorsqu'une fois la bombe jetée au milieu de l'hémicycle par Auguste Vaillant, il déclara : « La séance continue ». Mais cet épisode donnera lieu à l'instauration de lois, que l'on nommera « lois scélérates » et qui ne seront abrogées qu'en 1992.

Après les événements de contestation de mai 68, la loi anticasseurs en 1970 introduit les notions de responsabilité pénale et pécuniaire collectives concernant autant les auteurs de troubles que les organisations. Devant le tollé généré par cette disposition législative, celle-ci sera abrogée en 1981 et remplacée par la loi Sécurité et Liberté.

La loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure » en 2017, censée mettre fin à l’état d’urgence en vigueur, 750 jours d'affilée depuis les attentats de novembre 2015, en reprenait presque toutes les mesures pour les intégrer dans le droit commun. Pour un nombre important de procédures, les magistrats indépendants sont court-circuités. Ce sont les préfets qui décident à leur place.

La loi anticasseurs du 10 avril 2019, décrète que la présomption d'innocence est remplacée par la présomption de culpabilité. Vous pouvez être arrêté et condamné si vous avez caché votre visage.

Comment dès lors concilier État de droit et respect des libertés individuelles ? En se référant à Montesquieu dans l'Esprit des Lois : dans un État de droit, « il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l'on cache les statues des dieux ».

Tout est affaire de nuances.

 

Jean-Louis Deysson

 

 

1 CNRS : Centre national de la recherche scientifique