Souvenirs de paillasson

L'un après l'autre, les pieds se secouent sur mon dos (D. Scherwin-White)
L'un après l'autre, les pieds se secouent sur mon dos (D. Scherwin-White)

Imaginez que vous puissiez donner la parole à votre paillasson. Avec tous les pieds qui s'y frottent. Que d'histoires n'aurait-il pas à raconter!

 

« Un fin tissage de fibres noires et jaunes recouvre mon tapis de caoutchouc noir. Depuis que je suis situé devant la porte d'entrée de la maison, cela fait un moment que je fais partie du décor.

J'en ai essuyé des semelles grandes, petites, longues, larges; rondes, carrés, rectangulaires, à talonnettes, à haut-talons, lisses, crantés, de beaucoup de couleurs. Il y avait du monde qui se pressaient à moi toute la journée et quelquefois même tard dans la soirée.

Avis de tempête

Mon patron travaillait à Air Inter, à l'aéroport de Bordeaux-Mérignac et ses horaires décalés ne me laissaient aucun repos. Selon son humeur et aussi selon la météo du jour, il me snobait en m'évitant carrément ou alors j'avais droit à ses chaussures mouillées qu'il frottait contre moi sans pitié alors que ses vêtements dégoulinaient tout autour.

Encore heureux qu'il ne soit pas accompagné. J'ai connu toute la panoplie des souliers que chaussaient ses nombreux copains. Et ce n'était pas des tailles fillette. Ils venaient répéter leurs prestations musicales dans la cave de ma maison. J'en ai senti passer nombre de guitares, batteries, tambours, violons et autres mandolines. Le piano m'était épargné. Il y en avait un sur place. Ces joyeux drilles me passaient tous bruyamment dessus. Je ne vous détaille pas les cris, les rigolades, les engueulades parfois. « Fais gaffe, tu vas accrocher la lampe » avertissait l'un des compères à l'autre, armé de son instrument de musique. « T'en fais pas, je sais gérer », répondait l'autre sans s'énerver. Mais la lampe se trouvait souvent en état périlleux. Je me souviens même de quelquefois où elle est tombée. Et bien sûr, il est arrivé un jour où elle a carrément chuté à terre et s'est cassée en mille morceaux à la stupeur générale. J'avais été touché personnellement par ses débris parce que je me trouvais non loin de l'éclairage.

 

Quelle déconfiture!

La maitresse de maison était plus tranquille. Elle travaillait en ville dans une agence littéraire, je crois. Elle n'avait pas lié de sympathie particulière avec moi. Ses horaires étaient plutôt irréguliers. Et, à part les périodes de fortes pluies où elle se secouait énergiquement sur mon dos, elle passait assez discrètement si bien que je la connaissais peu.

Le pire c'était Matthias, le fils de la maison. Il s'y entendait à merveille pour me pourrir la vie. Il trouvait toujours une manière incongrue de se servir de moi. Quelquefois il m'utilisait pour camoufler un recoin, boucher des interstices ou dégager une porte. « Tire bien fort, disait-il à son ami Pierre, ça déborde à gauche. » Pierre ne manquait pas de s'énerver : « Si je l'allonge encore, ton tapis, criait-il, il va craquer. »

 

Imaginez ma position et ma déconfiture. Ils ne devaient même pas s'en rendre compte et continuaient à discuter sur le pas de la porte. Je ne pouvais pas en perdre une. Et quand un, deux, parfois trois larrons venaient les rejoindre, ils se parlaient avec tant d'animation que j'étais secoué dans tous les sens. J'apprenais ainsi tous les bons tours qu'ils fomentaient. Il y en avait autant pour les copains qu'ils complotaient de faire marcher, que pour les maîtresses de leur école, les voisins, ou même les commerçants du quartier. Ils ne manquaient pas de lancer des paris dont l'enjeu se situait dans la boulangerie proche qui vendaient des spécialités bordelaises. Ils échafaudaient aussi avec art de véritables complots et c'était à qui divaguerait le plus. Sans doute était-ce leur manière de se rendre intéressants.

Je connaissais un peu le petit voisin dont j'ai appris le prénom. C'était Michel. Mais il faut croire que les deux enfants voulaient m'ignorer. Ils prenaient plaisir à m'éviter en escaladant le mur qui séparait leur jardin pour se rejoindre.

Quant à moi, il y a bien longtemps que j'ai rendu fibres et boyaux. C'est une manière de dire qu'un beau jour, on m'a relégué dans un coin de la remise où je fais désormais tapisserie. »

Brigitte Ravaud-Texier