Mémoires de pieds

Si tous les pieds se mettaient à table, que de secrets ils éventeraient.

 

J'habite avec mes trois frères sous la superbe table en chêne de la salle à manger. Robustes, silencieux, décoratifs, utiles, voire même indispensables nous partageons le quotidien de la maisonnée. La table est vieille, mais hélas, vrillettes et capricornes tentent parfois de nous fendre le cœur, nous résistons et portons bien haut notre plateau. Une vie de pied de table, ce n'est pas forcément une vie de bâton de chaise.

 

Douceurs

Petit déjeuner silencieux, à demi ensommeillé. Quelques effleurements de chaussons nous font à peine ouvrir l'œil. Des pas sur le tapis, chacun s'éloigne. Bientôt, arrive le quart d'heure toilette. De fins duvets nous frôlent, nous sourions sans nous tordre pour autant. Nous avons des principes. Certains jours on nous enduit d'une crème onctueuse et odorante avant de nous masser si tendrement que nous en brillons de confusion. Sublime début de journée ! Un seul problème à redouter : parfois, fixée au bout d'un long manche et venue je ne sais d'où, une sorte de brosse maladroite et hirsute nous heurte avec violence, nous égratignant au passage. Je porte encore les stigmates de ses coups.

Charentaises câlines (D. Guillon)

Indiscrétions

Les meilleurs moments pour nous ce sont les repas en famille ou entre amis. Tant de choses se passent devant nos yeux (de perdrix) que personne d'autre ne voit. Tenez, l'autre soir, l'anniversaire de Monsieur. Un bonheur ! Des mocassins vernis, des escarpins rouge vif aux talons vertigineux, de charmants petits pieds dans des Repetto bleu marine, enfin, que du beau... Et au milieu, deux énormes charentaises à carreaux, fatiguées, les terminus de Monsieur le Curé, invité pour la circonstance. Nous le reconnaissons bien, il rythme toujours ses propos d'un mouvement d'orteils. Tout à coup, voici que les Repetto et les mocassins voisins se rapprochent, encore, encore et encore. Ce sera bientôt du cor à cor. Mais non, c'est tout en douceur. Le plus grand effleure le petit qui se recroqueville jusqu'à se blottir amoureusement contre le coup de pied convoité et protecteur. On ne bouge plus, c'est l'heure des câlins. Au-dessus, les conversations vont bon train : voitures, cuisine, livres, potins mais rien ne peut interrompre le doux enlacement. Voici que Monsieur évoque l'éventualité de raccourcir les vacances, on commente, on argumente, « Bien sûr, chéri, tu as parfaitement raison » susurre doucement Madame à l'instant même où son talon aiguille s'enfonce insidieusement dans le pied de son mari. Pas vu, pas pris. Nos cousins Louis XIII torsadés se tordraient de rire, nous restons stoïques.

 

Fin de soirée

Derniers cliquetis de verres, la soirée avance, les pieds deviennent maladroits, nous heurtent de plus en plus fréquemment. Un Géox noir fatigué et boueux s'appuie lourdement contre un de mes frères « Géox, la chaussure qui respire » mais mon frère, lui, est au bord de l'asphyxie. Remerciements, éclats de rire, éclats de voix, c'est le départ. Enfin tranquilles ! Pas tout à fait, quelque chose s'approche. Pas de chaussures, quatre coussinets. Le supplice va commencer. Des crins me grattent, les pattes arrière prennent du recul et la lacération démarre, suivie de ronronnements satisfaits. Le chat a trouvé une langoustine jetée sur mon pied par un invité difficile et mal élevé. Rassasié, il repart. Nous allons pouvoir dormir. Non, mon frère avait reçu un os de mouton (pas dans le style) et voilà qu'arrive l'énorme boule de poil de la maison. Elle nous contourne, nous renifle, ça y est, je ne vois plus que trois pattes et me voici inondé d'un liquide tiède, jaunâtre et nauséabond dont la vue fera dire demain à Madame : « Encore de la résine. » Tout de même, on a sa fierté, des pieds de table en chêne, c'est autre chose que des pieds de table en  pin. Enfin, trêve de bavardages, imaginez, si tous les pieds du monde voulaient se donner un coup de main, plus besoin de grandes oreilles.

 

Dany Guillon