Jean Eustache, le retour

Cinéphiles ou simples curieux de cinéma ont de quoi se réjouir : les films du réalisateur né à Pessac, quasiment indisponibles sur tout support, seront cette année de nouveau visibles sur grand écran en version restaurée, avant d’être édités en DVD.

 

 

Portrait de Jean Eustache à 35 ans sur le tournage de Mes petites amoureuses
Portrait de Jean Eustache à 35 ans sur le tournage de Mes petites amoureuses

Enfant de Pessac, Jean Eustache a donné son nom au cinéma de la ville. Mais qui est ce réalisateur culte et cependant méconnu ?

Paris, 5 novembre 81. « Frappez fort, comme pour réveiller un mort ». C’est le mot sarcastique que le cinéaste de 42 ans a punaisé sur la porte de son appartement avant de diriger le canon d’une carabine contre sa poitrine. Clap final d’une carrière courte mais marquante, qui a laissé des traces fortes dans la mémoire de celles et ceux qui l’ont suivie. Or, depuis plusieurs décennies, la filmographie du réalisateur marginal malgré lui n’a plus été visible, pour des raisons de droits. Ses films sont en quelque sorte devenus des mythes cinématographiques. Du moins jusqu’à maintenant, puisqu’ils vont réapparaitre bientôt sur nos écrans, pour être ainsi vus et réévalués par un public nouveau.

 

Une filmographie singulière, entre réalité et fiction

Jean Eustache est passionné de cinéma dès son enfance. Adulte, il monte à Paris pour travailler comme ouvrier à la SNCF, puis devient secrétaire aux Cahiers du Cinéma, côtoyant ainsi de près les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Il devient assistant de certains avant de creuser son propre sillon. Il s’intéresse d’abord aux traditions et rituels locaux, en documentariste ethnographe ou sociologue. Il réalise ainsi un film sur la cérémonie de la Rosière, fête de Pessac célébrant une jeune fille « vertueuse », un autre centré sur des interviews mémorielles de sa grand-mère qui l’a élevé, puis sur les différentes étapes de l’abattage d’un cochon. Côté fiction, l’émouvante éducation sentimentale de l’adolescent de Mes petites amoureuses, tout comme les errances du jeune homme partagé entre plusieurs femmes dans La Maman et la putain, doivent beaucoup à l’histoire personnelle du cinéaste. Dans Une sale histoire, un même récit est raconté deux fois de suite, version fiction d’abord en 35 mm, puis version « faux documentaire » en 16 mm.

Eustache entretient ainsi souvent la confusion entre la vie réelle et sa transposition par le cinéma, dans une œuvre où fictions tirées du vécu, souvent autobiographique, et documentaires plus ou moins reconstitués s’entremêlent, jusqu’à parfois se confondre.

Cinéaste marginal, Jean Eustache ? Il ne voulait pas l’être. Il aimait le cinéma populaire et disait n’avoir jamais voulu faire autre chose. Il eut d’ailleurs une consécration retentissante pour son long-métrage le plus connu.

 

Auréole cannoise controversée

Mais qu’est-ce donc que ce fameux film La maman et la putain, récompensé au Festival de Cannes en 1973, souvent évoqué, et si peu vu car devenu invisible ? Tourné en une seule prise pour la plupart des plans, avec deux acteurs fétiches de la Nouvelle Vague (Jean-Pierre Léaud et Bernadette Laffont), il montre les déambulations d’Alexandre, jeune parisien désœuvré qui n’arrive pas à choisir entre plusieurs amoureuses.

Fortement inspiré de la vie sentimentale du réalisateur, ce (très) long-métrage se présente sous des abords libertaires et sulfureux, son titre ayant beaucoup fait pour sa réputation scandaleuse. Filmé dans les rues ou cafés du quartier latin et dans des intérieurs bohèmes, un « ménage à trois » tergiverse et discute, évoquant parfois frontalement la sexualité. Bref, pensum ou brûlot « post-soixante-huitard » ? Fausse route. Le film s’avère finalement à tonalité très morale, sinon moraliste, voire « vieux-jeu » : vouvoiement systématique des protagonistes, situation de vaudeville avec un Alexandre en petit coq encravaté plutôt macho, bande musicale classique et patrimoniale (Trenet, Piaf, Mozart, Offenbach), dialogues très écrits et remplis de références culturelles, fameux monologue final qui s’apparente à un plaidoyer pour la maternité, désavouant l’amour libre. Bref, ce contraste inattendu déroute, et peut même agacer parfois, mais la force des mots et de l’émotion l’emporte.

Cette dualité exposée à l’écran paraît finalement à l’image d’un cinéaste paradoxal, réputé radical et sans concession mais soucieux d’une reconnaissance large et populaire. Reconnaissance du public qu’il n’atteindra pas vraiment d’ailleurs, malgré les lauriers cannois. Il faut avouer qu’elle parait difficile à atteindre en proposant un objet cinématographique inclassable, montrant les turpitudes amoureuses d’un trio à Saint-Germain-des-Prés, basé sur le langage, truffé de dialogues châtiés et crûs en même temps, filmé en noir et blanc et qui dure 3h40 !

L’accueil à la sortie du film est partagé. Pour certains critiques, c’est carrément non ! « Je trouve que c’est un non-film merdique, non-filmé par un non-cinéaste, et non-joué par des non-acteurs », dit méchamment à l’époque Gilles Jacob. D’autres sont plus positifs, tel Jean-Louis Bory, dans le Nouvel Observateur : « Passionnant. Une force et une intensité touchante ». « Un grand film ténébreux », ajoute quelques années plus tard le journaliste Éric Neuhoff.

 

Films invisibles

On peut se demander comment cette œuvre atypique, considérée comme une pièce maîtresse du patrimoine cinématographique hexagonal, classé 2e meilleur film français par un panel de réalisateurs et critiques anglais (derrière La règle du jeu de Jean Renoir) peut encore se trouver inédite en DVD. Une seule référence japonaise datant de 2002, valant des centaines d’euros, semble exister et de mauvaises copies circulent sur internet. Le film a été très peu diffusé à la télévision (la dernière fois sur Arte en 2013, en hommage à Bernadette Laffont), et n’est plus du tout

 

exploité en salle depuis 40 ans, à part de rares projections en cinémathèque. Et cette rareté concerne en fait tous les films du réalisateur. La faute en incombe à une entente impossible entre l’unique ayant-droit Boris Eustache, fils du cinéaste, et divers éditeurs ayant fait des propositions ces dernières années. Mais le conflit légal semble enfin résolu. Les Films du losange, société de production emblématique de la Nouvelle Vague, a racheté les droits sur le catalogue des films d’Eustache, qui sont en cours de restauration numérique pour des ressorties en salle échelonnées en 2022, suivies de leur mise sur le marché en DVD.

 

Clap de renouveau

Cannes 1973, proclamation du palmarès : « Le Grand Prix Spécial du Jury est attribué à La Maman et la Putain », annonce la présidente Ingrid Bergman, dont il se dit qu’elle a détesté le film (la malheureuse a également souffert d’avoir ingurgité La grande bouffe de Marco Ferreri, également en compétition). Dans la salle retentissent quelques applaudissements mêlés de huées et sifflements réprobateurs.

Cannes 2022 : ce même film fantôme, ressorti des limbes numérisé de frais, devrait être projeté en ouverture du Festival. L’œuvre de Jean Eustache revit, enfin. « Les poètes ne meurent jamais », a dit Cocteau. Au mot poète, n’accolons pas l’adjectif maudit, Jean Eustache aurait sans doute détesté.

 

Hervé Bry

 

 

Pour aller plus loin : Jean Eustache, ou la traversées des apparences, Jérôme Destais (Ed. LettMotiff, 2020)

Document vidéo INA La maman et la putain à Cannes, 1973 :  https://www.youtube.com/watch?v=Idnr3ygnDx0

 

                                      Filmographie (partielle)         

1966 Le Père Noël a les yeux bleus      1974  Mes petites amoureuses

1968  La Rosière de Pessac (1)              1977 Une sale histoire

1970 Le Cochon (coréalisation)             1979 La Rosière de Pessac (2)

1973 La Maman et la putain 1980 Les photos d’Alix

Eustache a également été un peu acteur, chez Godard, Rivette et Wim Wenders.