L'homme de Lianteno

« Ils quittent un à un leur pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés », Jean Ferrat définit superbement les immigrants.

 Bien des villages des provinces d’Ặlava ou de Biscaya ont vu leurs habitants émigrer vers l’Amérique pour échapper à la misère des campagnes, d’autres, fuyaient la répression politique. Bergers des sierras, paysans appauvris, ouvriers surexploités ont préféré partir pour le Nouveau Monde. 430 000 Basques ont rejoint les États-Unis ou l’Amérique du sud durant les vingt premières années du 20e siècle.

Certains ne sont jamais rentrés au pays et ont grossi à l’étranger la diaspora basque particulièrement active et dynamique. Ils exportent leurs traditions comme la pelote basque, les plus grands frontons couverts du monde ne se trouvent-ils pas aujourd’hui en Floride ?

Ildefonso Gorbéa ne fut pas un de ces amérikanoa fortunés revenant de l’Eldorado, lui, l’enfant de Llanteno, a fini ses jours à Bordeaux dans son épicerie du 34 rue Porte de la Monnaie.

 

Le rebelle

Ildefonso est né en 1883 à Llanteno, entre Bilbao et Vitoria dans la très agricole Ặlava, la moins bascophone des provinces historiques, la crise y sévit comme dans tout le pays. Dans cette Espagne profondément catholique, Ilde refuse d’entrer au séminaire, un sacrilège pour sa famille dont sont issus plusieurs ecclésiastiques. Sa jeunesse mouvementée est marquée par la guerre hispano-américaine de 1898 et la perte de Cuba puis le rétablissement de la monarchie avec Alphonse XIII. Il épouse la jolie Marcelina Orrantia du petit village voisin, Campijo. Le couple, qui n’entend pas subir la crise économique, quitte le pays en 1913. Après un crochet par le Mexique puis Caracas au Vénézuela, ils découvrent Cuba et La Havane où le Président de la République est sous tutelle des Américains. Là, Ilde passe sans transition des champs de canne à sucre à un magasin de tissus où il s’improvise tailleur avec bonheur.

Marcelina a donné naissance à Paco en 1915 quand le mal du pays s’empare du jeune basque, la nostalgie de Ilanteno, d’Arceniega, la ville la plus proche, des frontons de son enfance, des foires au cochon, du boudin, spécialité locale. Il regrette les hautes crêtes de la sierra qui culmine au pic de Gorbera à 1480 m d’altitude, il est tellement fier de porter le même nom que ce sommet mythique d’Alava. Rien de tout cela n’existe aux Caraïbes ! Dès 1916, c’est le retour au pays mais à la ville, à Bilbao l’industrielle avec un emploi dans les hauts fourneaux de Baracaldo.

Au bord du rio Nervioń, pointent les frimousses d’Angel en 1916, de José en 1918 et de Maria- Teresa la petite dernière née en 1923, année où le ciel s’assombrit. En septembre, Miguel Primo de Riviera impose une dictature militaire catastrophique sur le plan social acceptée par le roi.

Les Gorbea font une nouvelle fois leurs valises, direction la voisine française, Bordeaux où vit une importante colonie espagnole et où Marcelina mettra au monde Hélène en 1925 et Janine en 1928.

 

Néobordelais

Installée rue Andronne dans le quartier Saint-Michel, la famille basque s’adapte peu à peu à la vie française, les six enfants suivent une scolarité normale mais Ilde et Marcelina butent sur la langue du pays, ils garderont jusqu’au bout un fort accent ibérique. À des débuts comme docker où la force colossale du petit mais râblé Ildefonso fait merveille sur les quais, succède une brève expérience chez un charbonnier. C’est alors que l’ancien agriculteur fait l’acquisition d’un hôtel-bar-restaurant rue Kléber au cœur du quartier espagnol, Marcelina est une excellente cuisinière, Ilde gère un commerce où une faune particulière l’oblige parfois à faire le coup de poing.

Pour les basques, les soucis ne manquent pas : atteint par une méningite, José devient sourd-muet et doit entrer dans un établissement spécialisé rue de Marseille.

En 1936, Paco et Angel s’engagent dans les Brigades internationales pour soutenir l’armée des Républicains, le couple Gorbea suit avec angoisse la résistance héroïque de Bilbao aux troupes franquistes et puis sa chute en 1937, il pleure devant la barbarie nazie à Guernica.

L’année suivante, Paco vole de ses propres ailes à La Havane où il fonde une importante agence maritime d’import-export et épouse Josefa une belle métisse cubaine. Angel le rejoindra plus tard pour devenir son associé.

La deuxième guerre mondiale a éclaté, c’est 1940 et l’occupation allemande, leur fille chérie Térèsa, leur Paloma se marie avec Armand, un pur bordelais qui sera le seul français de la famille, même si cette cérémonie donne la nationalité française à la jeune fille.

 

La bosse du commerce

Bordeaux est enfin libérée le 28 août 1944 et les Gorbea habitent désormais au 62 rue Carpenteyre en face de ce qui est aujourd’hui la Tupina.

Ildefonso a remarqué que le Bassin d’Arcachon souffrait d’une grande pénurie en matière de commerce. Dans l’immédiat après-guerre, il loue tous les étés des villas à Andernos (au Mauret) puis à Taussat (villa Mystéria) et y installe des étals de fruits et légumes. Pour l’occasion, toute la famille est réquisitionnée pour assurer la vente.

En 1951, dans un éclair de génie dont il a le secret, il fait l’achat d’un camion aménagé et devient marchand ambulant en instaurant une tournée d’hiver sur Audenge, Marcheprime, Facture, Biganos, Croix d’Hins. Bien sûr, Marcelina l’accompagne, tout comme Angel avant son départ pour Cuba. Quand il souffle dans une sorte de corne de brume, les femmes du pays, souvent des ostréicultrices coiffées de leurs benaises ressemblant à la quichenotte charentaise et parlant patois, accourent vers le camion des espagnols. Ils font figure de messie dans ces localités déshéritées. Et puis c’est la montée en puissance, achat d’une épicerie rue Lachassaigne dans le quartier Saint-Seurin, d’une poissonnerie rue des Bahutiers à Saint-Pierre, leur gérance est confiée à ses enfants.

 

La conquête du Bassin

Le courageux basque se découvre de l’ambition, il guigne maintenant la presqu’île du Cap Ferret. En 1953 il acquiert une vaste propriété à Claouey, un immense étal de fruits et légumes y est installé tout l’été. Un deuxième camion assure désormais la tournée estivale qui part de Claouey et se déploie sur le Petit Piquey, le Grand Piquey, Les Jacquets, Le Four pour se terminer au Canon et à l’Herbe.

C’était alors un Bassin authentique pas encore pollué par la « peopolisation ». Dès l’aube, on achète la marchandise au marché des Capucins car on vend sur commande, poulets, lapins, fromages, œufs… C’est le succès immédiat, toute la famille est mobilisée, les petits-enfants Claude et Christiane alternent travail et vacances.

Fatigué, le sexagénaire délègue de plus en plus, il pense énormément à ses fils Paco et Angel qui ont fui Cuba, poussés par la marée castriste. Paco dirige une chapellerie à Miami, Angel est devenu joaillier à New York.

Ilde tente un ultime pari, il achète une épicerie au 34 rue Porte de la Monnaie et la laisse en gérance à sa fille Janine. À cette adresse, Jean-Pierre Xiradakis vend aujourd’hui son meilleur vin à la Cave du bien-vivre.

La santé de Marcelina déclinant, Ildefonso se résoud à prendre sa retraite, il a 74 ans et va enfin cultiver l’art d’être grand-père (8 petits-enfants dont la petite cubaine de Miami Amarylis).

En ce mois d’octobre 1960, sa lassitude est grande, il a perdu la flamme qui l’habitait. Qu’est devenu son légendaire esprit d’initiative ?

Cet été-là, il s’est rendu une dernière fois à Claouey, dans la villa Aï-Ra-Bé où il a pu constater que les siens poursuivaient son œuvre.

Un grave malaise le terrasse, il sombre dans le coma.

Ainsi s’acheva le 2 novembre 1960, à 77 ans, l’existence bien remplie du remuant Ildefonso Gorbea. Fidèle à ses engagements et honnissant le Caudillo, l’homme de Llanteno n’a jamais remis les pieds en Espagne.

Le caveau de la Chartreuse doit lui paraître bien étroit. 

Claude Mazhoud

 

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